S'ensuivit
une période d'intense occupation. Elles menaient de front la
construction et l'aménagement d'un musée, le collectage et
nettoyage d'antiquités et les recherches qui allaient avec. Il n'y
avait plus de place dans leur vie pour quoi que ce fut d'autre. Elles
dormaient le strict minimum, trouvaient à peine le temps de
s'enfiler quelques thé-gnôle avant de s'y remettre. C'est dans le
poulailler qu'elles le buvaient maintenant, c'est donc dans le
poulailler qu'elles décidèrent que le plus gros étant fait ce
serait intéressant d'avoir dorénavant quelques visites. Contre les
murs à l'extérieur, comme un préambule à l'extraordinaire visite
qui allait suivre, elles avaient appuyé des rouleaux de grillage
rouillé trouvés dans les fourrés aux alentours des prés à
vaches. « Quand on pense que certains ont au moins cinquante
ans ! » Au-dessus de la porte, elles avaient accroché un
panneau de bois sur lequel elles avaient cloué des petites cuillères
en argent qui formaient en toute modestie les mots : Musée des
antiquités rurales et de l'archéologie sauvage. Et puis à
l'intérieur, le visiteur médusé pourrait poser ses regards hagards
sur un capharnaüm dantesque, ponctué de quelques seaux en plastique
pour l'eau des fuites. Elles auraient aussi bien pu appeler leur
musée « Épicerie du bordel, chez nous on trouve de tout »
: cocottes-minutes cabossées ( « Faut le faire quand même,
c'est pourtant solide » ), souche d'arbre en forme de tête
d'ogre, boîtes de sardines rouillées percées ( « Tu vois
comme c'est joli quand la ferraille devient dentelle » ),
Playmobil unijambiste ( « C'est terrible parce que
l'originalité du Playmobil c'est que justement ses jambes se meuvent
par deux » ), une collection impressionnante, 148, de canettes
en métal ( « C'est plus fascinant en quantité » ), des
filets de pommes de terre de toutes les couleurs posés sur des
cintres.
Elles
envisagèrent de faire des tracts et des affiches pour les essaimer
dans les bleds alentour. Malheureusement le poulailler était trop
exigu pour accueillir une foule. Il vaudrait d'ailleurs mieux dans un
premier temps que les visites soient guidées car rien n'était sous
verre. Face à l'idée d'être débordées par la fréquentation et
d'avoir la sensation d'habiter au Louvre, elles décidèrent de
commencer plutôt par quelque chose de convivial. Elles songèrent
alors à organiser un apéro avec leurs amis et les voisins. Ce
serait l'occasion de leur faire goûter le thé-gnôle et d'avoir des
discussions enrichissantes. On commença une liste.
« Et
les enfants ?
- Ah non,
sans les enfants.
- Mais c'est
intéressant aussi, et même surtout pour eux.
- Tu as
raison.
- Et si on
leur imaginait une sorte de visite guidée, un peu ludique...
- Bravo, en
costume...
- Excellent.
Fais nous chauffer l'eau, je vais chercher le coffre de ma
grand-mère.
- Oui, celui
avec toutes les dentelles! »
La
conception de la visite guidée les préoccupa quelques jours. Elles
avaient évidemment commencé par disposer cahiers et stylos autour
d'une boisson chaude. Puis, plus sérieusement on se pencha sur un
plan du poulailler, organisant un circuit entre les seaux, les tables
surchargées d'objets périclitants. Très vite, elles se sentirent
limitées par leurs outils et préférèrent improviser tour à tour
pendant que l'autre prenait des notes. Il y eut des fous-rires, des
« Attends j'en étais où ? » et plusieurs moments
d'agacement.
« Bon
on n'est pas au point, et là on n'y voit plus clair du tout, on
devrait choisir les costumes.
- Tu as
raison, on ne peut plus avancer sans costume, on n'est pas assez
dedans. »
Elles
passèrent un après-midi entier dans la malle à dentelles avant de
s'enfermer quelques heures dans la grange pour apporter des
améliorations personnelles aux fripes puis de prendre rendez-vous
pour une répétition générale le lendemain matin qui serait aussi
la veille de l’événement.
Lorsqu'elles
s'aperçurent, à 16 heures, que la visite complète durait
exactement 5 heures 12, elles se découragèrent.
« Faut
couper.
- Tu as
raison, mais tout se tient.
- Tu as
raison …
- Je ne le
sens pas.
- Quoi ?
Porter le casque de pompier et la nuisette noire ?
- J'ai un
doute.
- Mais on
avait dit que le contraste était riche en divagations poétiques et
historiques, enchaîna P des soubresauts de panique dans la voix.
- Oui, mais
5 heures 12...
À 18
heures, on décida après tout de laisser les spectateurs libres de
tirer leurs propres conclusions. Ce qu'on leur expliquerait juste à
l'entrée avant qu'ils ne pénètrent dans le musée.
« Mais
oui ! Il faut laisser le visiteur tout à sa contemplation et à sa
rêverie.
- Ah oui, je
sais que moi devant le paquet de farine, tu sais le beau là, avec
les petites bêtes dedans, celui qu'on a trouvé dans le grenier du
père Durupt, eh bien je peux rester des heures.
- Voilà, et
puis nos étiquettes sont suffisamment explicatives. »
Pour se
rassurer, P en saisit au hasard :
« Fragment
de clef de 12 abandonnée sauvagement dans le champ de la Pointe aux
bœufs probablement à la suite d'une bagarre entre un marin ivre et
un agriculteur à bout d'arguments. »
« Par
contre, gardons les costumes.
- Tu as
raison, on sera plus dedans. »
Le jour J,
les amis et voisins furent accueillis par une soubrette en pantalon
de dentelles bouffant et caraco et un savant fou en robe de chambre,
une paire de jumelles fixée au fil de fer rouillé sur son
haut-de-forme défoncé, qui proposèrent aux enfants de faire un
tour dans le jardin avec le détecteur de métaux, comme ça ils
pourraient additionner leurs trouvailles au musée durant la visite
explicative. Le père Durupt choisit de rentrer illico - c'était
soir de match - et fut raccompagné par la soubrette désolée qui
tentait de lui exposer sa théorie sur les capsules de Valstar.
Dans la cour
gravillonnée, elles avaient installé une table d'école défoncée
récupérée chez un fermier du village d'à côté. Elles y avaient
disposé un carnet à souche, une boîte de biscuit LU en guise de
caisse et des tasses ébréchées.
« C'est
quand même plus joli que des verres en plastique.
- Tout est
dans le détail. »
Timidement,
quelques voisins arrivèrent puis les amis. B et P souriaient tout ce
qu'elles pouvaient et tout de même impressionnées par le nombre de
personnes qui circulaient à présent dans le poulailler.
« Tu
es vraiment sûre que les fientes séchées le long des murs ne vont
pas rebuter les plus sensibles ?
- On est à
la campagne non ? Et puis c'est du rural.
- De quoi ?
- Je dis :
la fiente c'est du rural » répéta B un peu fort au moment
même où un visiteur décontenancé s'approchait pour prendre une
tasse.
Au bout
d'une heure d'allées et venues, B et P se trouvaient au centre d'un
petit groupe, les tasses à la main.
« C'est
un peu … Comment dirais-je ? commença une petite dame.
- Oui, je
vois ce que vous voulez dire, enchaîna un voisin.
- Dites
donc, c'est un peu le bordel, lança sans finesse un ami de longue
date. B et P réagirent au quart de tour :
- Absolument
pas, si tu regardes bien tout est classé je te ferais dire.
- Oui, mais
décréter que le pot de yaourt Mamie Nova là est une antiquité, je
trouve ça gonflé.
- Tu sais
quel âge il a ce pot de yaourt ? vitupéra P.
- Trente
ans, renchérit B, et au bas mot !
- En tous
cas, il est moisi.
- Ça prouve
qu'il a vécu, ricana le patron du café du bled.
- Toi
aussi. » lui répondit un quidam à qui le thé-gnôle semblait
convenir.
La
discussion s'envenima entre le patron et le quidam. On faillit en
venir aux mains. P et B déplorant que la conversation ne prenne pas
la tournure enrichissante qu'elles avaient ardemment souhaité
tentèrent de réorienter les réflexions :
« Bref,
ce que vous voyez ici, vous ne le trouverez nulle part ailleurs.
- On s'en
doute », rétorqua l'ami de longue date visiblement éméché.
Pour calmer
les esprits, B resservit une tournée.
« C'est
un peu hors normes, dit timidement une femme du coin.
- C'est
justement le hors norme qui nous intéresse, lui sourit B.
- Sans
blague, postillonna l'ami de longue date.
- Moi ça me
plaît bien, lança une mère de famille en prenant la thermos des
mains de B pour se resservir sous l'oeil inquiet de son mari.
- Ça change
de toutes ces conneries grandioses qui nous écrasent dans les
musées. »
B et P
sourirent modestement.
« Enfin,
c'est quand même un sacré bordel » lâcha un voisin les joues
empourprées.
B et P
sursautèrent puis se calmèrent en remplissant de nouveau les tasses
ébréchées.
« C'est
pas plus le bordel que dans ta grange mon fumier. » lança la
mère de famille sous l'œil de son mari qui triturait le col de sa
chemise.
Un petit
garçon, le pantalon couvert de toiles d'araignée s'approcha d'elle
:
« Quand
est-ce qu'on va manger ?
- Maman est
fatiguée mon chéri.
- J'ai faim.
- Bon, faut
foutre la paix à Maman, puis, s'adressant à son mari, rends-toi
utile, occupe-toi des gamins pour une fois. »
Ce fut B et
P que le mari regarda avec férocité.
L'ami de
longue date, qui s'était absenté une dizaine de minutes, revint
s'essuyant la bouche sur sa manche et titubant.
« Dîtes...
mais c'est quoi que vous nous faites boire ? C'est pas possible.
- Un
excellent mélange, le thé des poètes si tu veux savoir s'exclama P
que l'ami de longue date commençait à gonfler.
- Nan mais
ce que vous rajoutez dedans.
- La gnôle
de ma grand-mère, répondit B.
- Je
n'arrive pas à discerner si c'est de la prune ou de la poire, dit un
voisin.
- Ça fait
combien de temps que vous tournez à ça ? reprit l'ami de longue
date au moment même où la mère de famille braillait à son mari
:« Mais je peux parfaitement marcher toute seule! »
- Grosso
modo deux mois non ? dit B en se tournant vers P.
-Faut
arrêter ça tout de suite, vous allez devenir folles, vous allez
rendre cinglé tout le monde avec votre mixture » dit-il avant
de s'écrouler sur la table d'école.
Deux voisins
charitables le saisirent et marchant de travers l'emmenèrent dans
leur grange.
« C'était
très instructif » dit l'instituteur de St-Vit en se cognant
dans la barrière.
B et P se
retrouvèrent seules dans la cour gravillonnée.
« Tu
crois vraiment que le thé-gnôle altère notre raisonnement, dit B
en dénouant son bonnet de soubrette.
- Absolument
pas, bien au contraire, je sens que cela le stimule, répondit P en
redressant son chapeau haut-de-forme.
- Tu as
raison. De toutes façons ce type est totalement cramé, dit B
faisant référence à l'ami de longue date.
-
Totalement. Tu as vu ce qu'il a dit sur notre musée ?
-
Tout-à-fait. Il n'est pas fiable, il ne réfléchit pas, il se
drogue si ça se trouve.
-Tu as
raison, je vais l'effacer de mon répertoire.
- Ouais, moi
les étroits d'esprit je les emmerde. » dit B en renouant son
bonnet de soubrette.
L'ouverture
du musée les avait ravies. Bien sûr il y avait quelques bémols à
émettre, elles en firent le bilan affalées sur le sofa de P,
continuant à faire des rambouilles de thé amélioré. Après avoir
un peu fait le tour de tout ce qui aurait pu être mieux, elles
eurent un long débat sur la position du chercheur passionné face au
grand public puis une discussion sur la notion d'émulation qui
dériva en panégyrique du partage de la passion et de la
transmission. Cela dura toute la nuit et le matin les trouva ronflant
en costumes sur le sofa.
Les jours
passèrent, puis les semaines, le musée accueillait de rares
visiteurs, de pauvres touristes visiblement perdus ou en mal de
sensations fortes ou bien à qui des autochtones avaient fait une
blague. Néanmoins, leurs collections avaient pris tant d'ampleur
qu'elles débordaient dans la cour. Un soir que B hurlait parce qu'il
n'y avait plus de colle pour fixer les étiquettes, P qui tentait
d'améliorer leur breuvage tonifiant en y ajoutant des baies de goji,
eut un regard inspiré. Chose que remarqua soudain B en balançant le
tube vide contre la fenêtre.
« Qu'est-ce
t'as ?
- Nous
sommes dans une impasse.
- Eh bien,
on ira acheter de la colle demain.
- On fonce
droit dans le mur. »
C'est donc
en buvant du thé Goj'gnol' - comme on venait de le baptiser - que P
développa un peu sa soudaine envolée nihiliste. Il fut décidé
d'un accord joyeux de transmettre l'héritage de leurs recherches à
une future génération de chercheuses assez passionnées pour mettre
les mains dans la terre. En utilisant un moyen original et adapté.
« Il y
a un très beau pré à l'extérieur du bled, tu sais, belle place
nette.
- Ah oui,
juste à côté de la forêt.-
On va tout
bourrer dans les bagnoles. »
« C'est
dans la soirée de lundi dernier que monsieur X, fermier de son état,
a été saisi à la vue de deux jeunes femmes armées de pelles et
dissimulant sous la terre un amas d'objets disparates. Plein de bon
sens, monsieur X a immédiatement alerté les gendarmes qui se sont
rendus sur place moins d'une demi-heure après. Sur les lieux même
de leur forfait, les deux protagonistes n'ont pas hésité à jeter
les hauts cris dans un discours assez étrange sur le fait de vouloir
changer l'histoire de l'archéologie contemporaine. Des associations
pour la lutte de la survie de la Terre, outrées par ce comportement
insensé, réagissent dans nos colonnes. »
Sur les
coups de 20h30, à 20 à l'heure, Mr X prospectait la campagne en
C15, en quête de bornes à déplacer. Son œil perçant ne tarda pas
à repérer B et P en train de fignoler un énorme trou dans lequel
elles jetaient à présent tout un tas de bordel. Ni une ni deux, il
dégaina son portable et somma la maréchaussée de venir au plus
vite se saisir des deux folles qu'étaient en train de pourrir son
carré d'affouage. Deux heures plus tard, B et P menottées, pliées
sur le capot d'une voiture bleue hurlaient tout ce qu'elles pouvaient
que dans deux siècles on serait bien content d'avoir un aperçu
complet des trouvailles des archéologues de notre époque, que ce
serait aussi bien que des portails du dix-huitième, qu'on résoudrait tout
au carbone 14, qu'il suffisait de nettoyer les antiquités au
bicarbonate de soude, et qu'elles allaient ouvrir fissa un salon de
thé puisque c'était comme ça.