vendredi 18 avril 2014

S'ensuivit une période d'intense occupation. Elles menaient de front la construction et l'aménagement d'un musée, le collectage et nettoyage d'antiquités et les recherches qui allaient avec. Il n'y avait plus de place dans leur vie pour quoi que ce fut d'autre. Elles dormaient le strict minimum, trouvaient à peine le temps de s'enfiler quelques thé-gnôle avant de s'y remettre. C'est dans le poulailler qu'elles le buvaient maintenant, c'est donc dans le poulailler qu'elles décidèrent que le plus gros étant fait ce serait intéressant d'avoir dorénavant quelques visites. Contre les murs à l'extérieur, comme un préambule à l'extraordinaire visite qui allait suivre, elles avaient appuyé des rouleaux de grillage rouillé trouvés dans les fourrés aux alentours des prés à vaches. « Quand on pense que certains ont au moins cinquante ans ! » Au-dessus de la porte, elles avaient accroché un panneau de bois sur lequel elles avaient cloué des petites cuillères en argent qui formaient en toute modestie les mots : Musée des antiquités rurales et de l'archéologie sauvage. Et puis à l'intérieur, le visiteur médusé pourrait poser ses regards hagards sur un capharnaüm dantesque, ponctué de quelques seaux en plastique pour l'eau des fuites. Elles auraient aussi bien pu appeler leur musée « Épicerie du bordel, chez nous on trouve de tout » : cocottes-minutes cabossées ( « Faut le faire quand même, c'est pourtant solide » ), souche d'arbre en forme de tête d'ogre, boîtes de sardines rouillées percées ( « Tu vois comme c'est joli quand la ferraille devient dentelle » ), Playmobil unijambiste ( « C'est terrible parce que l'originalité du Playmobil c'est que justement ses jambes se meuvent par deux » ), une collection impressionnante, 148, de canettes en métal ( « C'est plus fascinant en quantité » ), des filets de pommes de terre de toutes les couleurs posés sur des cintres.
Elles envisagèrent de faire des tracts et des affiches pour les essaimer dans les bleds alentour. Malheureusement le poulailler était trop exigu pour accueillir une foule. Il vaudrait d'ailleurs mieux dans un premier temps que les visites soient guidées car rien n'était sous verre. Face à l'idée d'être débordées par la fréquentation et d'avoir la sensation d'habiter au Louvre, elles décidèrent de commencer plutôt par quelque chose de convivial. Elles songèrent alors à organiser un apéro avec leurs amis et les voisins. Ce serait l'occasion de leur faire goûter le thé-gnôle et d'avoir des discussions enrichissantes. On commença une liste.
« Et les enfants ?
- Ah non, sans les enfants.
- Mais c'est intéressant aussi, et même surtout pour eux.
- Tu as raison.
- Et si on leur imaginait une sorte de visite guidée, un peu ludique...
- Bravo, en costume...
- Excellent. Fais nous chauffer l'eau, je vais chercher le coffre de ma grand-mère.
- Oui, celui avec toutes les dentelles! »

La conception de la visite guidée les préoccupa quelques jours. Elles avaient évidemment commencé par disposer cahiers et stylos autour d'une boisson chaude. Puis, plus sérieusement on se pencha sur un plan du poulailler, organisant un circuit entre les seaux, les tables surchargées d'objets périclitants. Très vite, elles se sentirent limitées par leurs outils et préférèrent improviser tour à tour pendant que l'autre prenait des notes. Il y eut des fous-rires, des « Attends j'en étais où ? » et plusieurs moments d'agacement.

« Bon on n'est pas au point, et là on n'y voit plus clair du tout, on devrait choisir les costumes.
- Tu as raison, on ne peut plus avancer sans costume, on n'est pas assez dedans. »
Elles passèrent un après-midi entier dans la malle à dentelles avant de s'enfermer quelques heures dans la grange pour apporter des améliorations personnelles aux fripes puis de prendre rendez-vous pour une répétition générale le lendemain matin qui serait aussi la veille de l’événement.
Lorsqu'elles s'aperçurent, à 16 heures, que la visite complète durait exactement 5 heures 12, elles se découragèrent.
« Faut couper.
- Tu as raison, mais tout se tient.
- Tu as raison …
- Je ne le sens pas.
- Quoi ? Porter le casque de pompier et la nuisette noire ?
- J'ai un doute.
- Mais on avait dit que le contraste était riche en divagations poétiques et historiques, enchaîna P des soubresauts de panique dans la voix.
- Oui, mais 5 heures 12...
À 18 heures, on décida après tout de laisser les spectateurs libres de tirer leurs propres conclusions. Ce qu'on leur expliquerait juste à l'entrée avant qu'ils ne pénètrent dans le musée.
« Mais oui ! Il faut laisser le visiteur tout à sa contemplation et à sa rêverie.
- Ah oui, je sais que moi devant le paquet de farine, tu sais le beau là, avec les petites bêtes dedans, celui qu'on a trouvé dans le grenier du père Durupt, eh bien je peux rester des heures.
- Voilà, et puis nos étiquettes sont suffisamment explicatives. »
Pour se rassurer, P en saisit au hasard :
« Fragment de clef de 12 abandonnée sauvagement dans le champ de la Pointe aux bœufs probablement à la suite d'une bagarre entre un marin ivre et un agriculteur à bout d'arguments. »
« Par contre, gardons les costumes.
- Tu as raison, on sera plus dedans. »

Le jour J, les amis et voisins furent accueillis par une soubrette en pantalon de dentelles bouffant et caraco et un savant fou en robe de chambre, une paire de jumelles fixée au fil de fer rouillé sur son haut-de-forme défoncé, qui proposèrent aux enfants de faire un tour dans le jardin avec le détecteur de métaux, comme ça ils pourraient additionner leurs trouvailles au musée durant la visite explicative. Le père Durupt choisit de rentrer illico - c'était soir de match - et fut raccompagné par la soubrette désolée qui tentait de lui exposer sa théorie sur les capsules de Valstar.
Dans la cour gravillonnée, elles avaient installé une table d'école défoncée récupérée chez un fermier du village d'à côté. Elles y avaient disposé un carnet à souche, une boîte de biscuit LU en guise de caisse et des tasses ébréchées.
« C'est quand même plus joli que des verres en plastique.
- Tout est dans le détail. »
Timidement, quelques voisins arrivèrent puis les amis. B et P souriaient tout ce qu'elles pouvaient et tout de même impressionnées par le nombre de personnes qui circulaient à présent dans le poulailler.
« Tu es vraiment sûre que les fientes séchées le long des murs ne vont pas rebuter les plus sensibles ?
- On est à la campagne non ? Et puis c'est du rural.
- De quoi ?
- Je dis : la fiente c'est du rural » répéta B un peu fort au moment même où un visiteur décontenancé s'approchait pour prendre une tasse.
Au bout d'une heure d'allées et venues, B et P se trouvaient au centre d'un petit groupe, les tasses à la main.
« C'est un peu … Comment dirais-je ? commença une petite dame.
- Oui, je vois ce que vous voulez dire, enchaîna un voisin.
- Dites donc, c'est un peu le bordel, lança sans finesse un ami de longue date. B et P réagirent au quart de tour :
- Absolument pas, si tu regardes bien tout est classé je te ferais dire.
- Oui, mais décréter que le pot de yaourt Mamie Nova là est une antiquité, je trouve ça gonflé.
- Tu sais quel âge il a ce pot de yaourt ? vitupéra P.
- Trente ans, renchérit B, et au bas mot !
- En tous cas, il est moisi.
- Ça prouve qu'il a vécu, ricana le patron du café du bled.
- Toi aussi. » lui répondit un quidam à qui le thé-gnôle semblait convenir.
La discussion s'envenima entre le patron et le quidam. On faillit en venir aux mains. P et B déplorant que la conversation ne prenne pas la tournure enrichissante qu'elles avaient ardemment souhaité tentèrent de réorienter les réflexions :
« Bref, ce que vous voyez ici, vous ne le trouverez nulle part ailleurs.
- On s'en doute », rétorqua l'ami de longue date visiblement éméché.
Pour calmer les esprits, B resservit une tournée.
« C'est un peu hors normes, dit timidement une femme du coin.
- C'est justement le hors norme qui nous intéresse, lui sourit B.
- Sans blague, postillonna l'ami de longue date.
- Moi ça me plaît bien, lança une mère de famille en prenant la thermos des mains de B pour se resservir sous l'oeil inquiet de son mari.
- Ça change de toutes ces conneries grandioses qui nous écrasent dans les musées. »
B et P sourirent modestement.
« Enfin, c'est quand même un sacré bordel » lâcha un voisin les joues empourprées.
B et P sursautèrent puis se calmèrent en remplissant de nouveau les tasses ébréchées.
« C'est pas plus le bordel que dans ta grange mon fumier. » lança la mère de famille sous l'œil de son mari qui triturait le col de sa chemise.
Un petit garçon, le pantalon couvert de toiles d'araignée s'approcha d'elle :
« Quand est-ce qu'on va manger ?
- Maman est fatiguée mon chéri.
- J'ai faim.
- Bon, faut foutre la paix à Maman, puis, s'adressant à son mari, rends-toi utile, occupe-toi des gamins pour une fois. »
Ce fut B et P que le mari regarda avec férocité.
L'ami de longue date, qui s'était absenté une dizaine de minutes, revint s'essuyant la bouche sur sa manche et titubant.
« Dîtes... mais c'est quoi que vous nous faites boire ? C'est pas possible.
- Un excellent mélange, le thé des poètes si tu veux savoir s'exclama P que l'ami de longue date commençait à gonfler.
- Nan mais ce que vous rajoutez dedans.
- La gnôle de ma grand-mère, répondit B.
- Je n'arrive pas à discerner si c'est de la prune ou de la poire, dit un voisin.
- Ça fait combien de temps que vous tournez à ça ? reprit l'ami de longue date au moment même où la mère de famille braillait à son mari :« Mais je peux parfaitement marcher toute seule! »
- Grosso modo deux mois non ? dit B en se tournant vers P.
-Faut arrêter ça tout de suite, vous allez devenir folles, vous allez rendre cinglé tout le monde avec votre mixture » dit-il avant de s'écrouler sur la table d'école.
Deux voisins charitables le saisirent et marchant de travers l'emmenèrent dans leur grange.
« C'était très instructif » dit l'instituteur de St-Vit en se cognant dans la barrière.
B et P se retrouvèrent seules dans la cour gravillonnée.
« Tu crois vraiment que le thé-gnôle altère notre raisonnement, dit B en dénouant son bonnet de soubrette.
- Absolument pas, bien au contraire, je sens que cela le stimule, répondit P en redressant son chapeau haut-de-forme.
- Tu as raison. De toutes façons ce type est totalement cramé, dit B faisant référence à l'ami de longue date.
- Totalement. Tu as vu ce qu'il a dit sur notre musée ?
- Tout-à-fait. Il n'est pas fiable, il ne réfléchit pas, il se drogue si ça se trouve.
-Tu as raison, je vais l'effacer de mon répertoire.
- Ouais, moi les étroits d'esprit je les emmerde. » dit B en renouant son bonnet de soubrette.

L'ouverture du musée les avait ravies. Bien sûr il y avait quelques bémols à émettre, elles en firent le bilan affalées sur le sofa de P, continuant à faire des rambouilles de thé amélioré. Après avoir un peu fait le tour de tout ce qui aurait pu être mieux, elles eurent un long débat sur la position du chercheur passionné face au grand public puis une discussion sur la notion d'émulation qui dériva en panégyrique du partage de la passion et de la transmission. Cela dura toute la nuit et le matin les trouva ronflant en costumes sur le sofa.

Les jours passèrent, puis les semaines, le musée accueillait de rares visiteurs, de pauvres touristes visiblement perdus ou en mal de sensations fortes ou bien à qui des autochtones avaient fait une blague. Néanmoins, leurs collections avaient pris tant d'ampleur qu'elles débordaient dans la cour. Un soir que B hurlait parce qu'il n'y avait plus de colle pour fixer les étiquettes, P qui tentait d'améliorer leur breuvage tonifiant en y ajoutant des baies de goji, eut un regard inspiré. Chose que remarqua soudain B en balançant le tube vide contre la fenêtre.
« Qu'est-ce t'as ?
- Nous sommes dans une impasse.
- Eh bien, on ira acheter de la colle demain.
- On fonce droit dans le mur. »
C'est donc en buvant du thé Goj'gnol' - comme on venait de le baptiser - que P développa un peu sa soudaine envolée nihiliste. Il fut décidé d'un accord joyeux de transmettre l'héritage de leurs recherches à une future génération de chercheuses assez passionnées pour mettre les mains dans la terre. En utilisant un moyen original et adapté.
« Il y a un très beau pré à l'extérieur du bled, tu sais, belle place nette.
- Ah oui, juste à côté de la forêt.-
On va tout bourrer dans les bagnoles. »

« C'est dans la soirée de lundi dernier que monsieur X, fermier de son état, a été saisi à la vue de deux jeunes femmes armées de pelles et dissimulant sous la terre un amas d'objets disparates. Plein de bon sens, monsieur X a immédiatement alerté les gendarmes qui se sont rendus sur place moins d'une demi-heure après. Sur les lieux même de leur forfait, les deux protagonistes n'ont pas hésité à jeter les hauts cris dans un discours assez étrange sur le fait de vouloir changer l'histoire de l'archéologie contemporaine. Des associations pour la lutte de la survie de la Terre, outrées par ce comportement insensé, réagissent dans nos colonnes. »
Sur les coups de 20h30, à 20 à l'heure, Mr X prospectait la campagne en C15, en quête de bornes à déplacer. Son œil perçant ne tarda pas à repérer B et P en train de fignoler un énorme trou dans lequel elles jetaient à présent tout un tas de bordel. Ni une ni deux, il dégaina son portable et somma la maréchaussée de venir au plus vite se saisir des deux folles qu'étaient en train de pourrir son carré d'affouage. Deux heures plus tard, B et P menottées, pliées sur le capot d'une voiture bleue hurlaient tout ce qu'elles pouvaient que dans deux siècles on serait bien content d'avoir un aperçu complet des trouvailles des archéologues de notre époque, que ce serait aussi bien que des portails du dix-huitième, qu'on résoudrait tout au carbone 14, qu'il suffisait de nettoyer les antiquités au bicarbonate de soude, et qu'elles allaient ouvrir fissa un salon de thé puisque c'était comme ça.