jeudi 16 janvier 2014


Chapitre XII

Où l'on voit B et P boire l'élixir de jouvence (jusqu'à la lie)
première partie


Accroupie sur son balcon, frottant vigoureusement une sorte de rond terreux à l'aide d'une brosse à dents, B braillait :
« Je ne distingue pas grand-chose actuellement. »
Du téléphone portable posé à côté d'elle, émanait une voix métallique et pleine de distorsions :
« C'était où ?
- À l'emplacement d'une villa romaine, répondit B.
- L'emplacement supposé tu veux dire, crachota le téléphone portable.
- Mais je suis formelle. Mes mesures coïncident.
- Alors frotte, c'est sûrement un sesterce. »
Plus tard, sur le même balcon, B et P s'offraient un thé-gnôle. Elles avaient découvert cette nouvelle boisson par hasard, un jour de rhume où il n'y avait rien pour faire un grog. Enchantées du résultat, elles renouvelaient l'expérience de temps à autre.
« Le tout est de ne pas en abuser.
- Voilà. Mais je pense que cette boisson nous sera utile pour nos recherches, elle réchauffe bien. »
Elles admiraient pensivement le contenu de la boîte à trésors posé sur la table. Le rond terreux avait rejoint quantité de clous, de morceaux de tégula, de vaisselle cassée, de pièces d'anciens francs.
« Dommage que ça ne soit pas un sesterce.
- Oui. En même temps, ça devient rare les capsules de Valstar.
- Tu as raison. Il ne faut pas négliger les beautés d'un passé proche mais néanmoins révolu.
- Révolu ?
- Eh oui ma chère, la maison Valstar n'existe plus. Par conséquent cette capsule rejoint la cohorte des Antiquités de l'Ombre.
- Antiquités ménagères discrètes, mais qui ne sont pas sans noblesse. Il y a bien des collectionneurs de pots de chambre.
- Dans quelques années ce genre de capsule aura une valeur considérable.
- Nous œuvrons pour l'avenir.
- Une fois de plus » ajouta modestement B en remplissant les tasses.

Le matin n'était pas encore tout-à-fait installé, les marchands non plus dans le village de Bouzy. On voyait des phares, des lampes-torches, des silhouettes qui vaquaient à toutes sortes de déchargements. Place de la mairie, on trimballait surtout des palettes de cannettes, et dans la rue principale, des cartons, des meubles, des tréteaux.
B et P ne s'étaient pas couchées pour être sûres d'être sur les lieux avant le jour. C'était le premier gros vide-greniers de la saison. B avait un besoin urgent de remplacer sa théière chinoise et P d'un miroir piqueté. En outre, les greniers paysans regorgent de trésors. Elles aimaient certes gratter la terre pour en voir émerger des trouvailles inestimables, mais dans les vide-greniers se trouvent des beautés ignorées. Et surtout quantité d'antiquités du futur.
« Par exemple : les nains de jardin, ça va disparaître un jour.
Tu as raison. »
Fébriles, elles observaient le déballage à la lampe frontale. P avait déjà marchandé une collection de porte-clefs Benco.
« On fait toute une histoire du Banania, mais le Benco, ça n'existe plus, si ?
- Faudra faire des recherches. De toutes façons, au pire, ils sont très jolis, on pourra toujours s'en servir pour nos clefs.
- Voilà, tout-à-fait. »
Un large monsieur en pull troué et son acolyte en casquette chuchotaient entre les portes d'une camionnette.
« Nan mais tu devrais pas la sortir carrément.
- Ah mais j'allais pas l'faire. Mais j'aimerais bien la refourguer puisque j'ai l'autre. Tiens la p’tite dame là, une poêle à frire qui fait de la musique, ça lui dit pas ?
B sursauta.
- Ah bon ? Mais une ancienne ?
- Ah ben l'est pas toute neuve, mais elle marche, hein.
- Je peux voir ? »demanda B.
Le soleil pointa et B vint murmurer à l'oreille de P qui observait avec circonspection le contenu d'un carton plein d'outils rouillés, pas tous entiers.
« Viens, j'ai dégoté quelque chose de remarquable qui va donner une autre dimension à notre travail. »


Vers huit heures du matin, les bras chargés de cartons, l'une portant en bandoulière un long objet entouré d'une couverture orange, l'autre coiffée d'un béret militaire, les deux amies exultaient entre deux bâillements.
« Je suis certaine que l'on va trouver des choses extraordinaires.
- Des bijoux.
- Tu as raison. Des briquets de la guerre de 14.
- Ah oui oui. Des portails en fer forgé du XVIIIe aussi.
- Tu es sûre ? Ça paraît beaucoup trop grand pour être enseveli dans la terre.
- Oh ne te hâte pas en conclusion. On parle bien de villages engloutis sous les collines.
- Ça me semble plus appartenir au domaine des contes et légendes.
- Oui mais tu sais comme moi qu'il y a toujours une base de vérité.
- Certes. Tu as le thermos ? J'ai un coup de fatigue. »

Lors d'une soirée pluvieuse, assises autour de la table de cuisine de P, les deux amies consultaient leurs cahiers de notes respectifs.
« Grotte aux fées à X.
- Donc, si tu veux mon avis, ancien lieu de culte druidique.
- Fontaine Saint-Martin à Y.
- Eh bien, ancienne source sacrée des Gaulois.
- Tu es bien sûre de toi.
- Chacun sait que Saint-Martin a renversé les idoles.
- Ça fait beaucoup de lieux de culte.
- Que veux-tu, on croyait à tout va en ce temps-là. »
Elles étalèrent les cartes, plantèrent des punaises aux endroits où elles avaient trouvé des choses.
« Je me demande quand même ce que c'est, dit P en extirpant de sous les livres et cahiers un morceau de fer rouillé et tordu.
- Alors tu sais que si on avait du carbone 14, on pourrait déterminer de quand il date.
- Du carbone 14 ? C'est quoi ?
- Je ne sais pas. Mais des tas de gens dataient des tas de trucs au carbone 14.
- Carbone, ça voudrait pas dire charbon ?
- Ben si, je crois.
- Alors ça serait une poudre spéciale de charbon.
- Comme les détectives tu veux dire, tu sais, j'ai vu ça dans un film, ils mettent de la poudre sur une poignée de porte et ils relèvent les empreintes.
- Ingénieux. Mais pourquoi 14 ?
- Peut-être l'a-t'on découverte en 1914.
- Tu ne crois pas que les gens avaient autre chose à faire à cette époque-là ?
- Je ne sais pas. Il va encore falloir faire des recherches.
- Cela semble être notre lot, soupira B.
- Je le crains. »
Elles burent une gorgée de thé, chacune plongée dans ses pensées. B rompit le silence :
« On a un peu l'esprit missionnaire quand même.
- Pour en revenir à notre sujet, le fait de dater un objet ne nous éclairera pas forcément sur son utilité.
- Mais c'est parfaitement vrai ce que tu dis là, articula P les yeux grands ouverts, puis - après un moment de réflexion - je crois que nous avons entrepris une aventure qui risque largement de nous dépasser. »

L'archéologie est une passion chronophage et envahissante, surtout lorsqu'on s'attache à ne négliger aucune piste. B et P s'y consacraient avec autant d'application que de joie d'en apprendre chaque jour un peu plus. Chercher des objets les passionnait. Que ce soit dans les cartons des vide-greniers, aux Emmaüs, dans les ruines alentour, dans les prés et les bosquets ou devant leur porte. Le détecteur de métaux leur était devenu comme un gant ou un bonnet en hiver. Sauver des objets de l'oubli et de la destruction les fascinait, les nettoyer pour qu'ils retrouvent une apparence de dignité les enthousiasmait. Elles s'aperçurent un jour qu'elles étaient en train de se laisser envahir. P tenait à ce qu'à chaque article corresponde une petite étiquette. On y inscrivait la date et le lieu de la trouvaille, et le plus de détails possible sur son existence passée. Elles avaient aussi des classeurs où elles reportaient sur des feuilles A4 les informations importantes qui ne tenaient pas sur les étiquettes. Quand leurs deux cuisines, leurs deux entrées, leurs deux voitures furent tout-à-fait remplies, elles eurent l'idée d’en faire comme un musée.
« Comme ça on est sûres de ne pas travailler pour rien.
- Chez toi ou chez moi ?
- Écoute on pourrait tout rassembler dans l'ancien poulailler au fond de ma cour, non ?
- Oui, ça sera plus pratique pour la contemplation.
- Ainsi d'autres gens pourront venir voir et pourquoi pas se documenter.
- Voilà ! Les gens ignorent tout de ce qui les entoure.
- Ça y est, je crois qu'on va combler un grand vide culturel.
- Il faut que ça reste quand même, comment dirais-je, chez nous quoi.
- Oui, j'imagine que ce serait de toutes façons la croix et la bannière si on demandait des subventions.
- Oh oui, des tonnes de paperasserie évidemment.
- On va se débrouiller, comme des grandes. Ça va être splendide. »
Les soirées de la semaine suivante furent consacrées à d'incessants voyages de B chez P. Elles stockèrent d'abord les cartons dans la grange puis entreprirent de vider l'ancien poulailler qui pour le coup devenait aussi ancienne cabane de jardin. En effet, conscientes d'avoir un peu fait le tour des recherches concernant le jardinage et d'avoir mené à peu près à bien la quête de leur Eden potager, elles avaient abandonné le lopin de terre et ainsi donc les outils qui leur avaient servi à le façonner. Elles étaient fières cependant de réinvestir cette dépendance pour ce nouveau projet. Le toit présentait bien plusieurs trous mais « avec quelques seaux on évitera l'inondation ».

Dire que cette passion pour ce qu'elles nommaient elles-mêmes « l'archéologie sauvage » avait été soudaine serait mentir. Il y avait bon nombre d'années qu'elles ramassaient chacune de son côté quantité de choses pourries et inutilisables, les conservaient, tirant des conclusions poétiques sur leur aspect déclinant. La nouveauté était simplement qu'à la poésie elles alliaient maintenant la Science et l'Histoire. Une fois de plus, elles s'y mettaient à deux.

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