dimanche 18 novembre 2012


VIII
Où l'on voit B et P on the road again

Ce jeudi midi, B sortant déçue de la librairie percuta P qui montait les marches tout en tapotant sur son téléphone.
« A mon avis, elle a l'intention de fermer.
- Hinhin, tiens tiens, ricana P, elle a reçu mon livre ?
- Non je ne crois pas, elle me l'aurait dit.
- On va boire un café ?
- Je ferais bien une balade.
- Super, dit P penchée sur son téléphone.
- Une rando même, tu sais on dit que dans les collines autour du lac, il y a une grotte aux fées.
- Oui, et il y a aussi une voie romaine ... Une rando ? Il nous faut une carte GIGN.
- Une quoi ? »

La libraire commençait à baisser le rideau, P et B entrèrent en trombe.
« Scuzez-nous, désolées.
- Il nous faudrait une carte IGN du coin.
- Deux cartes, au cas où. »

Plus tard, à cette heure où l'on n'entend plus que le bruit des fourchettes et celui des informations télévisées, dans une maison de village, un véritable branle-bas de combat était à l'oeuvre : claquements de portes, écroulements d'empilements, jurons discrets. B tentait de rassembler sur sa table de cuisine le matériel nécessaire à une randonnée improvisée.
Dans une autre maison, dans un autre village, une scène à peu près similaire se déroulait : « I will survive » à fond, sur deux pistes -l'original et la voix de P- qui cherchait partout son petit carnet pour prendre des notes sur la forêt sans perdre de vue son téléphone.
B finissait de coincer son couteau suisse dans son sac, lorsque P toqua en poussant la porte. Elle entra, chaussures de marche aux pieds, petit sac à dos rouge dans le dos et sourire aux lèvres. B bataillait avec son couteau :
« Tu as des piles ? Qu'est-ce que c'est que cette casquette ? J'ai pris des verres et un réchaud au cas où.
- Je préfèrerais un café comme accueil.
- Ce n'est pas parce qu'on va faire du sport qu'on doit abandonner tout souci d'élégance » déclara B.
P ne remarqua l'énorme sac de trekking que lorsqu'elles se mirent en route et que B commença à lui en faire l'inventaire. Elle avait pris, au cas où, deux lampes de poches, une trousse de maquillage avec des pansements désinfectants au vinaigre, des épingles à nourrice, une bande, un tube d'arnica, une serviette de toilette, deux plaids, deux paires de chaussettes, quelques sachets de thé, une boîte de raviolis, des biscuits et du chocolat, une anthologie de poèmes sur la forêt, l'encyclopédie des fées, elle s'inquiétait de n'avoir que quatre piles. Il en faudrait 8, au cas où.

Arrivée sur la place de l'église, P rangea son téléphone :
« Bon ben faut qu'on regarde où on va. Tu as repéré l'itinéraire ?
- Eh bien, dit B d'un ton soudain gêné, j'ai bien repéré mais j'ai pas noté.
- Bon ben sors les cartes. »
B s'éxécuta. Elle dut redéfaire son sac puisque les cartes se trouvaient tout au fond. Ça leur prit un certain temps. B ronchonnait, rouge à cause de l'effort et aussi parce qu'elle se sentait un peu honteuse. P commença par vouloir l'aider mais renonça lorsque son téléphone vrombit dans sa poche. Il fallut ensuite refaire le sac et le petit voisin passant sur le chemin du bus qui le reconduisait à l'école demanda si elle partaient en vacances.
« Il n'est pas très éveillé, » précisa B après son départ.
Elles renoncèrent assez vite à repérer exactement le trajet sur l'injonction de P qui trouvait qu'elles se donnaient un peu en spectacle posées là sur la place.
«  Ca la fout mal. On ressemble à des parisiennes.
- Je ne comprends pas comment on peut se soucier du qu'en-dira-t-on lorsqu'on porte une telle casquette, rétorqua B vexée. »

Elles se mirent à avancer sur le chemin. B portait la carte dépliée devant elle et râlait quand elle butait sur tout ce qu'une divinité malveillante semait comme cailloux, trous et tapons de boue sur sa route. P sifflotait en shootant dans ce que ses pieds rencontraient, souriait chaque fois qu'elle se saississait de son téléphone.
«  Bon. Sortie du bled, le chemin de droite, on passe par le petit bois, on traverse tous ces prés et on revient au bled, ordonna B.
- On fait une boucle quoi, dit P en pianotant sur son téléphone.
- On fait une boucle. « Le chemin de la Croix », « le bois Putain », « Le pré aux Crââ », « Le pré de l'Homme mort ».
- C'est romantique.
- Je ne trouve pas particulièrement. Tu peux m'attraper les lunettes de soleil dans la petite poche s'il-te plaît ? »
P poussa un soupir discret qui n'échappa pourtant pas à B, et rempocha son téléphone.
Une fois sur le chemin de la Croix, B commença à souffrir des épaules :
« Il est un peu lourd ce sac, pas si bien conçu pour la rando, je trouve, finalement. »
Elle observait P qui n'observait rien mis à part l'écran de son téléphone.
« C'est un peu pénible.
- Prends la serviette de toilette pour amortir. »
B n'en fit rien, elle se contenta de soulager ses épaules en tirant de ses deux mains sur les bretelles.
Elles avancèrent un moment en silence sur le chemin de la Croix. Ça sentait l'herbe humide, un petit soleil d'avant le vrai printemps donnait une allure de peinture fraîche aux prés, aux collines, on voyait déjà de tous petits bourgeons. Au bout du chemin trônait effectivement une croix, toute vieille un peu rouillée, fluette sur son socle de bois usé. Elle avait l'air touchant des portraits écornés de gens d'avant et une majesté un peu passée.
Ça se compliqua. En lieu et place du chemin qu'indiquait précisément la carte se trouvait un fil de fer barbelé derrière lequel une quinzaine de vaches les regardaient de leurs yeux mornes de « futurs bifteacks » déclara P.
« Mais non, elles ont un regard doux, presque maternel, s'insurgea B.
- Ah ouais, maternel, ouais ouais peut-être. »
Il fut décidé d'escalader, afin de traverser les vaches. Ces dernières s'enfuirent lorsque B s'affala dans la bouse, déséquilibrée par son sac. P se rua sur la carte, trop tard.
« Je ne veux plus jamais reparler de cet épisode affirma-t-elle en se remettant dignement en route.
- Je ne sais pas si ça va vraiment être possible, lui répondit P, sur un ton qu'elle tenta de rendre délicat, après un silence. On enroula la carte bouseuse dans un sac en plastique.
Arrivées à l'entrée du petit bois, elles décidèrent de faire une pause.
« Heureusement, je nous ai prévu du thé et des barres de céréales pour reprendre des forces. Tu n'as pas d'ampoules aux pieds toi ? Parce que si tu as des ampoules aux pieds, j'ai des pansements. »
P crut reconnaître un aulne et il fallut redéballer le sac pour attraper l'anthologie de poèmes afin de retrouver le poème de Goethe. Puis son téléphone vibra et B finit seule la lecture du poème. 
« Et des ampoules aux doigts, t'en n'as pas ? lui dit-elle sa lecture achevée.
- Hinhin, lui répondit P, on n'a pas de poème sur la bouse ? »
B rangea le sac, mit la serviette de toilette sur ses épaules. Elles se remirent en route en silence.

B vit deux papillons jaunes, des Citrons femelles, avec de discrets points rouges sur les ailes.
« Ca veut dire qu'il fera beau demain.
- Ah ? »
Elles traversèrent quelques parterres de jacinthes des bois sur la pointes des pieds pour ne pas les abîmer.
« Tu sais que tu vas finir par te cogner à un arbre si tu ne cesses de regarder ton téléphone.
- Hinhin. »
Elles arrivèrent enfin devant un amas de rochers qu'on aurait dit tombé du seau d'un géant. On redéballa le sac pour trouver les lampes de poche et le poème « El Desdichado » de Nerval.
« Tu penses vraiment qu'on peut s'engouffrer là-dedans ? 
-Ca n'a pas l'air très dangeureux et puis c'est la grotte des fées quand même.
-Ben justement.
-Superstitieuse.
-Non, pas tellement téméraire.
-T'as pas des gousses d'ail dans ton sac ?
-C'est pour les vampires les gousses d'ail ! » B, irritée, alluma sa lampe et prit la tête du convoi. P rangea son téléphone. Avec un air grave et concentré, elles passèrent le rideau de lierre désséché.
Depuis tout-à-l'heure, B marchait d'un pas rageur, le sac de travers dans le dos tandis que P ricanait, son téléphone à la main :
« Ca me met hors de moi !
- C'était à prévoir.
- Je ne peux pas prévoir ce genre de choses, je n'y arrive pas.
- Faudrait t'y faire pourtant.
- Comment peut-on saccager une grotte aux fées ?
- Suffit de pas y croire.
- Faut ne croire à rien oui !
- T'exagères, après tout il n'y avait que deux seringues, une soixantaine de préservatifs usagés et un demi milliard de mouchoirs en papier.
- Merde. Ca me donne envie de pleurer.
Le téléphone de P vibra. B soupira bruyamment et dit :
« Je suis sûre que tu n'as même pas remarqué les pézises alors que tu trouves ça magnifique d'habitude.
- Je les ai très bien vu. Toi, tu n'as peut-être pas de téléphone portable mais tu n'as même pas remarqué que tu marches sur un tronçon de voie romaine depuis un quart d'heure. »

On randonna donc. La journée semblait faite exprès avec son soleil de fin d'hiver, un petit vent qui rafraîchissait les joues, le ciel clair et ses nuages baladeurs qu'on aurait cru conçu pour figurer sur une toile champêtre. B se disait que dans la dictature qu'elle aurait pu mettre en place si elle avait été tyran, une des nombreuses règles aurait interdit les téléphones portables dans les sites naturels. Dans ce cas, il lui faudrait condamner P, l'idée la mettait mal à l'aise. P se répétait intérieurement de laisser ce téléphone, qu'on n'avait plus quinze ans, que c'était sa première vraie sortie de l'hiver, qu'il fallait en profiter, que les messages pourraient bien attendre mais elle sursautait chaque fois qu'il bipait et aussi lorsqu'il ne bipait pas.
Finalement, on n'entendit plus que les lourdes chaussures sur le chemin. Le téléphone avait cessé de vibrer. Chacune se demandait comment briser ce silence qui à chaque pas devenait plus épais. Le chemin devint descente et zigzagua dans un petit bois que B rechercha sur la carte propre. Un cri de P restée en arrière l'arracha à sa lecture. N'écoutant que son courage, elle courut, ralentie voire déséquilibrée par le sac de trecking.
« Qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qui se passe ?
- Regarde, regarde, criait P. »
B fut partagée entre le soulagement de savoir son amie hors de danger et l'envie de lui foutre son pied au cul pour lui avoir fait peur à ce point.
Devant P il y avait une source discrète qui descendait joyeusement par paliers s'arrêtant dans les bassins de calcaire qu'elle avait fabriqués au fil du temps. Des crocus s'éparpillaient de part et d'autre du lit. Les deux amies restèrent un instant ébahies devant tant de beauté. Elles se seraient prises dans les bras si une pudeur toute féminine ne les avait retenues. B profita du point d'eau pour nettoyer les dernières traces de bouse sur son pantalon et ses épaules. Le sourire aux dents, elles reprirent le chemin. Le téléphone de P vrombit, elle hésita, puis le sortit honteusement de sa poche sous le sourire le plus compatissant que B put lui dénicher.
« Comment tu le vois, que c'est une voie romaine
- A cause du hérisson qui affleure. »
B, complètement décontenancée, n'osa cependant pas demander d'éclaircissement, ne souhaitant pas bousculer ces retrouvailles qu'elle savait fragiles à leurs débuts.
« Le hérisson, ce sont des pierres posées de chant. » lui dit P, débonnaire.

« ça fait quand même quatre heures qu'on est parties » : P n'avait pu s'empêcher de jeter un oeil sur son téléphone. Il fut décidé de s'arrêter pour boire du thé. Il faillit y avoir une petite dissenssion, à savoir si on s'arrêterait là au bord du chemin sur un talus, où si l'on prendrait le temps de trouver ce que B appelait un coin, où elle imaginait pouvoir étaler les plaids comme pour un vrai pique-nique. On tira à pile ou face, puis on fit pierre ciseaux, car la pièce avait roulé trop loin. On s'arrêta finalement là où on se trouvait, on étala donc les plaids. P se demandait si tant qu'à faire elle ne pourrait pas rallumer discrètement son téléphone. B mit en route le réchaud au cas où elles voudraient réchauffer un peu le thé, et comme il marchait très bien l'éteint immédiatement en disant :
« Non, en fait il vaut mieux économiser le gaz. Tu vois si on se perd on peut se refaire du thé, et même des pâtes.
-Tu as raison. » dit P.
Elles trouvèrent le thé délicieux, les lambasses parfaits, et quelle bonne idée d'avoir pris du chocolat.
« Tu veux qu'on cuise des pâtes ? » demanda B.
On était aux alentours de 18h30, le village de B se trouvait encore loin. Elles n'avaient pas pris garde à l'échelle sur les cartes et ne pensaient donc pas avoir à parcourir autant de kilomètres pour former la boucle. Lorsqu'elles s'aperçurent de leur erreur, il était déjà trop tard. Vaillantes, elles ne se laissèrent pas abattre et continuèrent à marcher à un rythme soutenu, se passant le sac de trecking tous les quatre poèmes ou deux chansons déclamés. Et ce malgré les ampoules aux pieds.
« Où as-tu acheté cette casquette ?
- Sur le marché.
- Tu peux l'enlever, il n'y a plus de soleil.
- Tu as raison. »
B tint le téléphone portable de P tandis qu'elle découvrait son chef et rangeait sa casquette dans son sac. Lorsqu'il vrombit, B tourna ses yeux vers l'horizon pour ne pas surprendre le nom de l'expéditeur. P, touchée de cette élégance lui adressa un sourire entendu et la complimenta sur ses lunettes de soleil, même si à cette heure-ci elles n'avaient plus d'utilité.
« Mais tu peux les garder, c'est très joli. »

Les giboulées de mars sont un phénomène météorologique connu. Et l'on sait aussi qu'à l'approche tant attendue du printemps, elles sont encore plus virulentes. B et P en étaient précisemment à contempler la luminosité d'entre chien et loup, lorsque le gros nuage noir qui les poursuivait depuis une demie heure creva et barbouilla le ciel, obscurcissant l'horizon. On redéballa en toute hâte le sac de trecking. P renfila sa casquette, B sortit les deux plaids et se noua la serviette de toilette sur la tête. Les mollets couverts de boue, affublées de tissus à motifs écossais, elles bravèrent le vent et les grosses gouttes de pluie qui s'écrasaient sur leurs figures.
« Je me doutais qu'ils nous arriverait un truc comme ça, cria P.
- Je me disais justement que c'était étonnant qu'on ne se prenne pas une ragasse » lui répondit B.

Elles continuèrent à avancer sur la voie romaine. B sortit les lampes de poche. L'une comme l'autre, si le génie de la lampe avait pu s'y trouver aurait émis le souhait d'être arrivée chez B, devant un feu de bois et un plat de macaroni. Elles marchèrent encore. B s'exclama que c'était dommage qu'elles n'eussent pas un portoloin avec elles. P craqua et demanda si elles étaient encore loin. B n'osa pas lui dire qu'elles auraient déjà dû être arrivées. On sortit la carte rescapée.
On l'étala, on se pencha dessus armées des lampes de poche. Elles durent convenir qu'elles étaient tout près : malgré les gouttes qui venaient s'écraser sur la carte, elles avaient immédiatement repéré le village. Mais relevant le nez, environnées de sous-bois et d'obscurité, elles durent admettre que c'était beaucoup plus clair sur le papier.
Deux heures plus tard, fourbues et parfaitement découragées, elles entrèrent dans le village de B. Lorqu'elles croisèrent le petit voisin, qui prit d'abord peur pour ricaner ensuite, P prit son air le plus digne malgré sa casquette rose et bleue trempée portant la marque « Délirium Tremens », et B ne put s'empêcher de lâcher : « Qu'est-ce t'as à t'fout'de not'gueule, t'as jamais fait de rando ou quoi ? »
Arrivées chez B, elles accrochèrent les cartes au fil à linge et sortirent une bouteille de rhum du placard de la salle de bains.
« Pourquoi dans la salle de bains?  demanda P en essuyant son téléphone.
- Je considère le rhum comme un médicament. Heureusement qu'on avait deux cartes. »
On se soigna donc devant la cheminée, on sortit le scrabble, et l'on se promit que pour la prochaine randonnée, on s'organiserait encore mieux.