VIII
Où l'on voit B et P on
the road again
Ce jeudi midi, B sortant
déçue de la librairie percuta P qui montait les marches tout en
tapotant sur son téléphone.
« A mon avis, elle
a l'intention de fermer.
- Hinhin, tiens tiens,
ricana P, elle a reçu mon livre ?
- Non je ne crois pas,
elle me l'aurait dit.
- On va boire un café ?
- Je ferais bien une
balade.
- Super, dit P penchée
sur son téléphone.
- Une rando même, tu
sais on dit que dans les collines autour du lac, il y a une grotte
aux fées.
- Oui, et il y a aussi
une voie romaine ... Une rando ? Il nous faut une carte GIGN.
- Une quoi ? »
La libraire commençait à
baisser le rideau, P et B entrèrent en trombe.
« Scuzez-nous,
désolées.
- Il nous faudrait une
carte IGN du coin.
- Deux cartes, au cas
où. »
Plus tard, à cette heure
où l'on n'entend plus que le bruit des fourchettes et celui des
informations télévisées, dans une maison de village, un véritable
branle-bas de combat était à l'oeuvre : claquements de portes,
écroulements d'empilements, jurons discrets. B tentait de rassembler
sur sa table de cuisine le matériel nécessaire à une randonnée
improvisée.
Dans une autre maison,
dans un autre village, une scène à peu près similaire se déroulait
: « I will survive » à fond, sur deux pistes -l'original
et la voix de P- qui cherchait partout son petit carnet pour prendre
des notes sur la forêt sans perdre de vue son téléphone.
B finissait de coincer
son couteau suisse dans son sac, lorsque P toqua en poussant la
porte. Elle entra, chaussures de marche aux pieds, petit sac à dos
rouge dans le dos et sourire aux lèvres. B bataillait avec son
couteau :
« Tu as des piles ?
Qu'est-ce que c'est que cette casquette ? J'ai pris des verres et un
réchaud au cas où.
- Je préfèrerais un
café comme accueil.
- Ce n'est pas parce
qu'on va faire du sport qu'on doit abandonner tout souci d'élégance »
déclara B.
P ne remarqua l'énorme
sac de trekking que lorsqu'elles se mirent en route et que B commença
à lui en faire l'inventaire. Elle avait pris, au cas où, deux
lampes de poches, une trousse de maquillage avec des pansements
désinfectants au vinaigre, des épingles à nourrice, une bande, un
tube d'arnica, une serviette de toilette, deux plaids, deux paires de
chaussettes, quelques sachets de thé, une boîte de raviolis, des
biscuits et du chocolat, une anthologie de poèmes sur la forêt,
l'encyclopédie des fées, elle s'inquiétait de n'avoir que quatre
piles. Il en faudrait 8, au cas où.
Arrivée sur la place de
l'église, P rangea son téléphone :
« Bon ben faut
qu'on regarde où on va. Tu as repéré l'itinéraire ?
- Eh bien, dit B d'un ton
soudain gêné, j'ai bien repéré mais j'ai pas noté.
- Bon ben sors les
cartes. »
B s'éxécuta. Elle dut
redéfaire son sac puisque les cartes se trouvaient tout au fond. Ça
leur prit un certain temps. B ronchonnait, rouge à cause de l'effort
et aussi parce qu'elle se sentait un peu honteuse. P commença par
vouloir l'aider mais renonça lorsque son téléphone vrombit dans sa
poche. Il fallut ensuite refaire le sac et le petit voisin passant
sur le chemin du bus qui le reconduisait à l'école demanda si elle
partaient en vacances.
« Il n'est pas très
éveillé, » précisa B après son départ.
Elles renoncèrent assez
vite à repérer exactement le trajet sur l'injonction de P qui
trouvait qu'elles se donnaient un peu en spectacle posées là sur la
place.
« Ca la fout mal.
On ressemble à des parisiennes.
- Je ne comprends pas
comment on peut se soucier du qu'en-dira-t-on lorsqu'on porte une
telle casquette, rétorqua B vexée. »
Elles se mirent à
avancer sur le chemin. B portait la carte dépliée devant elle et
râlait quand elle butait sur tout ce qu'une divinité malveillante
semait comme cailloux, trous et tapons de boue sur sa route. P
sifflotait en shootant dans ce que ses pieds rencontraient, souriait
chaque fois qu'elle se saississait de son téléphone.
« Bon. Sortie du
bled, le chemin de droite, on passe par le petit bois, on traverse
tous ces prés et on revient au bled, ordonna B.
- On fait une boucle
quoi, dit P en pianotant sur son téléphone.
- On fait une boucle.
« Le chemin de la Croix », « le bois Putain »,
« Le pré aux Crââ », « Le pré de l'Homme
mort ».
- C'est romantique.
- Je ne trouve pas
particulièrement. Tu peux m'attraper les lunettes de soleil dans la
petite poche s'il-te plaît ? »
P poussa un soupir
discret qui n'échappa pourtant pas à B, et rempocha son téléphone.
Une fois sur le chemin de
la Croix, B commença à souffrir des épaules :
« Il est un peu
lourd ce sac, pas si bien conçu pour la rando, je trouve,
finalement. »
Elle observait P qui
n'observait rien mis à part l'écran de son téléphone.
« C'est un peu
pénible.
- Prends la serviette de
toilette pour amortir. »
B n'en fit rien, elle se
contenta de soulager ses épaules en tirant de ses deux mains sur les
bretelles.
Elles avancèrent un
moment en silence sur le chemin de la Croix. Ça sentait l'herbe
humide, un petit soleil d'avant le vrai printemps donnait une allure
de peinture fraîche aux prés, aux collines, on voyait déjà de
tous petits bourgeons. Au bout du chemin trônait effectivement une
croix, toute vieille un peu rouillée, fluette sur son socle de bois
usé. Elle avait l'air touchant des portraits écornés de gens
d'avant et une majesté un peu passée.
Ça se compliqua. En lieu
et place du chemin qu'indiquait précisément la carte se trouvait un
fil de fer barbelé derrière lequel une quinzaine de vaches les
regardaient de leurs yeux mornes de « futurs bifteacks »
déclara P.
« Mais non, elles
ont un regard doux, presque maternel, s'insurgea B.
- Ah ouais, maternel,
ouais ouais peut-être. »
Il fut décidé
d'escalader, afin de traverser les vaches. Ces dernières s'enfuirent
lorsque B s'affala dans la bouse, déséquilibrée par son sac. P se
rua sur la carte, trop tard.
« Je ne veux plus
jamais reparler de cet épisode affirma-t-elle en se remettant
dignement en route.
- Je ne sais pas si ça
va vraiment être possible, lui répondit P, sur un ton qu'elle tenta
de rendre délicat, après un silence. On enroula la carte bouseuse
dans un sac en plastique.
Arrivées à l'entrée du
petit bois, elles décidèrent de faire une pause.
« Heureusement, je
nous ai prévu du thé et des barres de céréales pour reprendre des
forces. Tu n'as pas d'ampoules aux pieds toi ? Parce que si tu as des
ampoules aux pieds, j'ai des pansements. »
P crut reconnaître un
aulne et il fallut redéballer le sac pour attraper l'anthologie de
poèmes afin de retrouver le poème de Goethe. Puis son téléphone
vibra et B finit seule la lecture du poème.
« Et des ampoules
aux doigts, t'en n'as pas ? lui dit-elle sa lecture achevée.
- Hinhin, lui répondit
P, on n'a pas de poème sur la bouse ? »
B rangea le sac, mit la
serviette de toilette sur ses épaules. Elles se remirent en route en
silence.
B vit deux papillons
jaunes, des Citrons femelles, avec de discrets points rouges sur les
ailes.
« Ca veut dire
qu'il fera beau demain.
- Ah ? »
Elles traversèrent
quelques parterres de jacinthes des bois sur la pointes des pieds
pour ne pas les abîmer.
« Tu sais que tu
vas finir par te cogner à un arbre si tu ne cesses de regarder ton
téléphone.
- Hinhin. »
Elles arrivèrent enfin
devant un amas de rochers qu'on aurait dit tombé du seau d'un géant.
On redéballa le sac pour trouver les lampes de poche et le poème
« El Desdichado » de Nerval.
« Tu penses
vraiment qu'on peut s'engouffrer là-dedans ?
-Ca n'a pas l'air très
dangeureux et puis c'est la grotte des fées quand même.
-Ben justement.
-Superstitieuse.
-Non, pas tellement
téméraire.
-T'as pas des gousses
d'ail dans ton sac ?
-C'est pour les vampires
les gousses d'ail ! » B, irritée, alluma sa lampe et prit la
tête du convoi. P rangea son téléphone. Avec un air grave et
concentré, elles passèrent le rideau de lierre désséché.
Depuis tout-à-l'heure, B
marchait d'un pas rageur, le sac de travers dans le dos tandis que P
ricanait, son téléphone à la main :
« Ca me met hors de moi
!
- C'était à prévoir.
- Je ne peux pas prévoir
ce genre de choses, je n'y arrive pas.
- Faudrait t'y faire
pourtant.
- Comment peut-on
saccager une grotte aux fées ?
- Suffit de pas y croire.
- Faut ne croire à rien
oui !
- T'exagères, après
tout il n'y avait que deux seringues, une soixantaine de préservatifs
usagés et un demi milliard de mouchoirs en papier.
- Merde. Ca me donne
envie de pleurer.
Le téléphone de P
vibra. B soupira bruyamment et dit :
« Je suis sûre que tu
n'as même pas remarqué les pézises alors que tu trouves ça
magnifique d'habitude.
- Je les ai très bien
vu. Toi, tu n'as peut-être pas de téléphone portable mais tu n'as
même pas remarqué que tu marches sur un tronçon de voie romaine
depuis un quart d'heure. »
On randonna donc. La
journée semblait faite exprès avec son soleil de fin d'hiver, un
petit vent qui rafraîchissait les joues, le ciel clair et ses nuages
baladeurs qu'on aurait cru conçu pour figurer sur une toile
champêtre. B se disait que dans la dictature qu'elle aurait pu
mettre en place si elle avait été tyran, une des nombreuses règles
aurait interdit les téléphones portables dans les sites naturels.
Dans ce cas, il lui faudrait condamner P, l'idée la mettait mal à
l'aise. P se répétait intérieurement de laisser ce téléphone,
qu'on n'avait plus quinze ans, que c'était sa première vraie sortie
de l'hiver, qu'il fallait en profiter, que les messages pourraient
bien attendre mais elle sursautait chaque fois qu'il bipait et aussi
lorsqu'il ne bipait pas.
Finalement, on n'entendit
plus que les lourdes chaussures sur le chemin. Le téléphone avait
cessé de vibrer. Chacune se demandait comment briser ce silence qui
à chaque pas devenait plus épais. Le chemin devint descente et
zigzagua dans un petit bois que B rechercha sur la carte propre. Un
cri de P restée en arrière l'arracha à sa lecture. N'écoutant que
son courage, elle courut, ralentie voire déséquilibrée par le sac
de trecking.
« Qu'est-ce qui se
passe, qu'est-ce qui se passe ?
- Regarde, regarde,
criait P. »
B fut partagée entre le
soulagement de savoir son amie hors de danger et l'envie de lui
foutre son pied au cul pour lui avoir fait peur à ce point.
Devant P il y avait une
source discrète qui descendait joyeusement par paliers s'arrêtant
dans les bassins de calcaire qu'elle avait fabriqués au fil du
temps. Des crocus s'éparpillaient de part et d'autre du lit. Les
deux amies restèrent un instant ébahies devant tant de beauté.
Elles se seraient prises dans les bras si une pudeur toute féminine
ne les avait retenues. B profita du point d'eau pour nettoyer les
dernières traces de bouse sur son pantalon et ses épaules. Le
sourire aux dents, elles reprirent le chemin. Le téléphone de P
vrombit, elle hésita, puis le sortit honteusement de sa poche sous
le sourire le plus compatissant que B put lui dénicher.
« Comment tu le
vois, que c'est une voie romaine
- A cause du hérisson
qui affleure. »
B, complètement
décontenancée, n'osa cependant pas demander d'éclaircissement, ne
souhaitant pas bousculer ces retrouvailles qu'elle savait fragiles à
leurs débuts.
« Le hérisson, ce
sont des pierres posées de chant. » lui dit P, débonnaire.
« ça fait quand
même quatre heures qu'on est parties » : P n'avait pu
s'empêcher de jeter un oeil sur son téléphone. Il fut décidé de
s'arrêter pour boire du thé. Il faillit y avoir une petite
dissenssion, à savoir si on s'arrêterait là au bord du chemin sur
un talus, où si l'on prendrait le temps de trouver ce que B appelait
un coin, où elle imaginait pouvoir étaler les plaids comme pour un
vrai pique-nique. On tira à pile ou face, puis on fit pierre
ciseaux, car la pièce avait roulé trop loin. On s'arrêta
finalement là où on se trouvait, on étala donc les plaids. P se
demandait si tant qu'à faire elle ne pourrait pas rallumer
discrètement son téléphone. B mit en route le réchaud au cas où
elles voudraient réchauffer un peu le thé, et comme il marchait
très bien l'éteint immédiatement en disant :
« Non, en fait il
vaut mieux économiser le gaz. Tu vois si on se perd on peut se
refaire du thé, et même des pâtes.
-Tu as raison. »
dit P.
Elles trouvèrent le thé
délicieux, les lambasses parfaits, et quelle bonne idée d'avoir
pris du chocolat.
« Tu veux qu'on
cuise des pâtes ? » demanda B.
On était aux alentours
de 18h30, le village de B se trouvait encore loin. Elles n'avaient
pas pris garde à l'échelle sur les cartes et ne pensaient donc pas
avoir à parcourir autant de kilomètres pour former la boucle.
Lorsqu'elles s'aperçurent de leur erreur, il était déjà trop
tard. Vaillantes, elles ne se laissèrent pas abattre et continuèrent
à marcher à un rythme soutenu, se passant le sac de trecking tous
les quatre poèmes ou deux chansons déclamés. Et ce malgré les
ampoules aux pieds.
« Où as-tu acheté
cette casquette ?
- Sur le marché.
- Tu peux l'enlever, il
n'y a plus de soleil.
- Tu as raison. »
B tint le téléphone
portable de P tandis qu'elle découvrait son chef et rangeait sa
casquette dans son sac. Lorsqu'il vrombit, B tourna ses yeux vers
l'horizon pour ne pas surprendre le nom de l'expéditeur. P, touchée
de cette élégance lui adressa un sourire entendu et la complimenta
sur ses lunettes de soleil, même si à cette heure-ci elles
n'avaient plus d'utilité.
« Mais tu peux les
garder, c'est très joli. »
Les giboulées de mars
sont un phénomène météorologique connu. Et l'on sait aussi qu'à
l'approche tant attendue du printemps, elles sont encore plus
virulentes. B et P en étaient précisemment à contempler la
luminosité d'entre chien et loup, lorsque le gros nuage noir qui les
poursuivait depuis une demie heure creva et barbouilla le ciel,
obscurcissant l'horizon. On redéballa en toute hâte le sac de
trecking. P renfila sa casquette, B sortit les deux plaids et se
noua la serviette de toilette sur la tête. Les mollets couverts de
boue, affublées de tissus à motifs écossais, elles bravèrent le
vent et les grosses gouttes de pluie qui s'écrasaient sur leurs
figures.
« Je me doutais
qu'ils nous arriverait un truc comme ça, cria P.
- Je me disais justement
que c'était étonnant qu'on ne se prenne pas une ragasse » lui
répondit B.
Elles continuèrent à
avancer sur la voie romaine. B sortit les lampes de poche. L'une
comme l'autre, si le génie de la lampe avait pu s'y trouver aurait
émis le souhait d'être arrivée chez B, devant un feu de bois et un
plat de macaroni. Elles marchèrent encore. B s'exclama que c'était
dommage qu'elles n'eussent pas un portoloin avec elles. P craqua et
demanda si elles étaient encore loin. B n'osa pas lui dire qu'elles
auraient déjà dû être arrivées. On sortit la carte rescapée.
On l'étala, on se pencha
dessus armées des lampes de poche. Elles durent convenir qu'elles
étaient tout près : malgré les gouttes qui venaient s'écraser sur
la carte, elles avaient immédiatement repéré le village. Mais
relevant le nez, environnées de sous-bois et d'obscurité, elles
durent admettre que c'était beaucoup plus clair sur le papier.
Deux heures plus tard,
fourbues et parfaitement découragées, elles entrèrent dans le
village de B. Lorqu'elles croisèrent le petit voisin, qui prit
d'abord peur pour ricaner ensuite, P prit son air le plus digne
malgré sa casquette rose et bleue trempée portant la marque
« Délirium Tremens », et B ne put s'empêcher de lâcher
: « Qu'est-ce t'as à t'fout'de not'gueule, t'as jamais fait de
rando ou quoi ? »
Arrivées chez B, elles
accrochèrent les cartes au fil à linge et sortirent une bouteille
de rhum du placard de la salle de bains.
« Pourquoi dans la
salle de bains? demanda P en essuyant son téléphone.
- Je considère le rhum
comme un médicament. Heureusement qu'on avait deux cartes. »
On se soigna donc devant
la cheminée, on sortit le scrabble, et l'on se promit que pour la
prochaine randonnée, on s'organiserait encore mieux.