Chapitre
VI
Où
l'on voit B et P grimper au haricot géant
deuxième partie
Un
samedi matin où elles élaboraient au Bar de La Poste de nouvelles
stratégies pour attirer les hérissons dans leur potager, B et P ne
purent, malgré leur intense concentration, s'empêcher de remarquer
qu'on les regardait de façon appuyée depuis le comptoir. Mais
chaque fois qu'elles levaient les yeux, elles ne voyaient que deux
têtes chenues sirotant le petit blanc de 7h30. Elles sortirent fumer
et de retour à leur table crurent entendre :
« Eh
ben oui, c'est bien les
deux arpettes du village d'à côté ça !
– Ah
bon ?
– Ben
tu sais, celles qui font un jardin que c'est à n'y rien
comprendre. »
Sans
se concerter, et ce pour ne pas gâcher cette matinée, elles
décidèrent sagement de ne pas relever, voire de baisser la tête
sur leurs carnets et d'imaginer qu'il s’agissait de deux autres
arpettes dans un autre village.
Plus
tard, en rentrant du Bar de la poste, P trouva un petit mot dans sa
boîte aux lettres :
«
Mesdames,
Lors
de notre récente réunion du conseil municipal a été soulevé le
problème de votre épouvantail ou peut-être de la sculpture d'art
contemporain implantée dans votre potager. Vous n'êtes pas sans
ignorer qu'elle est parfaitement visible de la voie publique, or a
été constaté ce qui suit :
a)
Cette sculpture terrorise les enfants du village.
b)
Le style de cette sculpture nous semble jurer avec l'architecture de
la petite chapelle du quatorzième siècle dédiée à St Martin et
située à cinq cents mètres de là.
c)
Attendu que cette année notre village redouble d'efforts en vue
d'obtenir la quatrième fleur au concours des villages fleuris de
France, il nous a semblé que cette sculpture dérouterait sans doute
le comité désigné pour juger du fleurissement de notre village.
En
conclusion, nous vous serions reconnaissants de déménager votre
sculpture dans un endroit plus approprié (votre grange par exemple).
Si
vous vous trouvez dans l'embarras, dans un esprit d'ouverture et de
fraternité, nous pouvons vous soumettre d'autres suggestions.
Citoyennement. Le maire. »
Outre
qu'elles se sentaient atteintes dans leur dignité, B et P se
sentirent aussi submergées face à ce flot d'ingratitude. Comment !
Ne concouraient-elles pas elles aussi à embellir la commune ? Ne
participaient-elles pas aux efforts du village briguant l'obtention
de la quatrième fleur ? Et le lin planté devant la petite barrière
jaune écaillée – agrémentée de ficelle agricole bleue, pour le
contraste avec le rouge des fleurs – ? Et les capucines débordant
sur le muret – orné de peintures rupestres au pigment vert
représentant des sirènes brandissant des fourches et des pioches –
du côté de la place ?
«
En plus ils sont bêtes, ils croient qu'on vit ensemble. »
Mais
rassérénées par une bonne tasse de Lady Grey, elles finirent par
se dire qu'au fond, si les villageois se sentaient heurtés par trop
d'avant-gardisme peut-être, s'ils n'avaient pas conscience que, bien
qu'ébranlant légèrement leurs conceptions de l’esthétique,
elles aussi participaient à la beauté et à la douceur de vivre de
ce village, le temps leur donnerait raison.
Toutefois,
lorsqu'à des kilomètres de là, lors d'un concert, elles
entendirent des gens parler à voix basse en les désignant à coup
de mentons railleurs, l'espace d'un instant, elles se sentirent
déconcertées.
«
C'est les deux gouines tarées qu'ont fait un jardin dégueulasse.
– Ah
ouais ?
– Un
mélange de décharge publique et de marché des Halles à 6h du
soir. »
P
murmura à B :
«
Les pauvres femmes, c'est moche quand même de parler d'elles comme
ça. Peut-être qu'elles débutent elles aussi.
– Tu
as raison, répondit B en sifflant sa bière d'un trait.
–
Elles s'y prennent sans doute
moins bien que nous. Elles n’ont peut-être pas lu les bons livres.
– Tu
as raison, dit B en entamant une autre cannette.
–
C'est dommage, si on les
connaissait on pourrait leur donner des conseils.
– Tu
as raison, dit B refourguant soudain ses cannettes vides à son amie,
sauf qu'en fait c'est de nous qu'ils sont en train de parler là.
Faut leur péter la gueule.
– Ah
bon ? Mais notre Jardin n'a rien à voir avec les Halles le soir,
rien à voir, répéta-t-elle stupéfaite, je viens avec toi ou je
recharge les bières ? »
B
ne l'entendit pas. La soirée se termina sauvagement.
À
peu de temps de là, un parisien trentenaire passant ses vacances à
barbecuiter sur sa pelouse, s'extasia par-dessus le meurger.
«
C'est formidable, totalement inattendu. Je peux faire des photos ? »
Flattées
P et B l'avaient laissé entrer pour lui faire la visite guidée du
Jardin.
«
C'est carrément underground et vachement bio.
–
Oui oui, souriait P, ne
comprenant pas où il voulait en venir.
–
Vous vous rendez compte ? Vous
mangez de vrais légumes. Et puis c'est tellement loin de toute
conception, de toute idée déco. On sent tout de suite chez vous,
j'ai envie de dire, presque l'âme paysanne. Huh huh huh, vous voyez
ce que je veux dire. Proches de la terre, quoi. On a vachement perdu
ça. » Tous trois se mirent à hocher gravement la tête.
« C'est
absolument bouleversant, cette espèce de jet comme ça, cette
créativité spontanée. Là ce poivron, s'enthousiasma-t-il en
désignant une aubergine, là ce bout de bois. Tiens, qu'est-ce que
c'est que ça ? dit-il en poussant du bout du pied une théière
ébréchée dans laquelle poussaient des myosotis. Ça a quelque
chose de primitif, quelque chose de l'éjaculation masculine quoi. Et
à la fois quelque chose de non évolué je dirais.
–
Faudrait peut-être pas non plus
nous prendre pour des connes, marmonna B que tout cela commençait à
agacer.
–
J'adoooore, soupira le parisien
en arrachant devant un magnifique rosier ce qu'il pensait être une
mauvaise herbe.
– Le
pied de moutarde merde! gueula P.
–
Bon allez, ça suffit comme ça »,
éructa B en le poussant dehors.
Était-ce
dû à leur détermination, à un enthousiasme naturel, à cette
relation qui semblait depuis le premier jour ne faire ressortir que
le meilleur de chacune d'elles ? Elles-mêmes n'auraient sans doute
pas su le dire. Néanmoins, il semble que rien de tout cela n'entama
la conviction de P et B d'être dans le vrai.
Bien
entendu, l'élaboration de ce jardin fantastique ne suscita pas
seulement que l'enthousiasme chez nos deux zélées du râteau. Elles
vécurent les affres de la création, connurent des heures de
découragement.
Les
graines de soucis destinées à repousser les doryphores s’étaient
envolées et poussaient à l’envi en dehors de la structure de
canettes. La propagation du fenouil jusque de l’autre côté du
meurger était spectaculaire. Aucune salade n'était entière, elles
ressemblaient toutes à des tapons de dentelles. Cela ne suffisait
même pas aux limaces voraces, bien installées à l'ombre des
rambardes, qui se goinfraient également de fraises en particulier
mais aussi de tout ce qui osait sortir de terre.
Elles
se soutenaient l'une l'autre vaille que vaille, se remontaient le
moral à grands coups de citations du Guide et du Seigneur des
anneaux, reprenaient inlassablement ce qui ne fonctionnait pas. Elles
entreprirent même d'exécuter, pour se détendre, une version
discrète du bras d'honneur face aux réflexions un tantinet
lourdingues dont on les abreuvait.
C'était
vendredi soir. B était fatiguée. Elle s'était arrêtée sur la
route, de l'autre côté du meurger. Bien que consciente de
l'imminence de ses règles, et de ce fait de la relativité de son
humeur agacée et morose, elle posa sa tête entre ses mains,
détaillant scrupuleusement toutes les raisons qu'elle aurait de
renoncer, de piétiner, de haïr ce Jardin. Elle en était à
observer avec désespoir les pommes de terre violettes dont les tiges
maintenant presque inexistantes attestaient si besoin était du
pullulement de ces sales petits doryphores, lorsque P la héla depuis
sa cour :
«
Hé ! T'es là ! Ça va ?
–
Ummmm.
– On
s'arrache quelques rampants avant l'apéro ?
–
Pffff. Je ferais bien un
flipper...
–
Qu'est-ce qui t'arrive ? T'as tes
règles ? »
P
s'avançait, décidée, dans le Jardin. Elle s'arrêta net.
«
Qu'est-ce que c'est que ça ?
–
Soit tu parles de ce qui aurait
dû être un poivron avant l'offensive des limaces, soit tu parles en
fait carrément de ce Jardin en entier, et là je te dis c'est un
échec, barrons-nous. »
P
s'accroupit. Les poivrons étaient vraiment piteux : on n'aurait pu
dire qui des limaces ou des doryphores avaient lutté le plus
vaillamment. Ces poivrons lui parurent tout à coup une métaphore
vivante du concept de la mélancolie. Elle se tourna vers son amie
pour partager cette révélation. B avait disparu. Elle nettoyait
minutieusement son pare-brise, elle avait des larmes dans les yeux.
On
but pas mal, ce soir-là. Puis on se prit dans les bras. Se serrant
fort, on jura de ne jamais s'abandonner.
Le
lendemain matin, B absorba une tisane au goût innommable contre la
gueule de bois puis, quoique peu réveillée, se rua au Gamm Vert.
Elle le parcourut en tous sens jusqu'à ce que lui apparaisse enfin
ce que les maints cauchemars et rêves d'une nuit agitée lui avait
conseillé de se procurer.
P,
une tasse d'armoise à la main, une cafetière dans l'autre vint
s'écrouler sur les marches.
«
Rappelle-toi, tonitrua B d'une voix rauque, rappelle-toi lorsque
Lancelot prisonnier de Morgane, trouve la force d'écarter les
barreaux de sa prison à la seule vue d'une rose qui lui fait se
souvenir de sa bien aimée Guenièvre.
– Ah
bon ? Et c'est dans quoi ?
– Je
ne sais plus, mais comprends bien ceci. Rien, tu m'entends, rien,
absolument rien n'est insurmontable.
–
Ah.
– On
va s'en sortir.
–
Bon. »
D'un
geste théâtral, B ouvrit la porte arrière de sa voiture, et en
sortit un rosier en pot.
«
Ceci est le rosier prénommé Lancelot.
–
Pourquoi pas Excalibur ?
–
Nan, c'est Lancelot. T'as écouté
ce que je viens de te dire ?
P
plongea ses lèvres dans sa tasse d'armoise.
–
Broui, broui gargouilla-t-elle.
– Ça
va être super beau, s'exclama B avec un sourire encourageant pour P
qui buvait à présent son café par le bec de la cafetière.
–
Faut mettre de l'insecticide mes
p'tites dames. Ça c'était le Père Durupt passant sur la route. P
lâcha la cafetière pour balancer un ample bras d'honneur. B lui fit
les gros yeux.
– Tu
perds ton sang-froid ma chère ! Et ce n'est pas très discret.
–
J'en ai rien à foutre.
–
Tutututut. J'aimerais un peu plus
de bonne humeur, pour cette belle journée qui s'annonce. »
Et
l'allégresse revint dans Le Jardin. Impressionnée par l'allant de
B, P décida de s'y mettre. Elle partit se perdre dans la campagne
pleine de rosée à la recherche des ruines d'un château fort. Elle
en ramena de grosses pierres incrustées de fossiles qu'elle disposa
ça et là, vers des touffes d'oeillets des poètes et au milieu du
carré de choux. L'effet était saisissant. On aurait dit qu'une
explosion avait fait jaillir des rochers et qui avaient atterri dans
le potager. Peu après, devant l'air émerveillé mais tout de même
un peu interrogatif de B, elle s'expliqua :
«
Ceci vient du château de la Belle au bois dormant.
–
Pardon ?
–
Ben c'est comme ça que les gens
du coin appellent le château où je suis allé fureter.
–
C'est pas vrai ?
– Si
si, je t'assure.
–
Mais c'est merveilleux !
–
Tout à fait. En plus, la Belle
qui dort, ça symbolise l'hiver tu vois, le moment où rien ne
pousse, et là, il est en éclat dans le jardin, comme si la nature
reprenait ses droits.
– Ah
ouais, effectivement, c'est drôlement symbolique.
– Je
pensais aller arracher un peu de lierre et en disséminer dessus.
– Ah
ouais, ça serait vachement bien.
– Et
puis on pourrait, je ne sais pas moi, peindre un peu le tronc du
pommier, mais de manière subtile quand même.
– Ah
?
– Et
puis cette nuit je me disais, faire un petit chemin avec du gravier
et des billes de toutes les couleurs, un peu comme l'allée d'un
temple.
–
L'allée d'un temple ah ? Je vais
faire du café ? »
Le
lendemain, B s'engouffra dans la cuisine tout en toquant vite fait à
la porte. Elle fut surprise du bond que fit son amie, de la couleur
de son teint, ainsi que de l'empressement qu'elle avait mis à se
lever de derrière une volumineuse pile de livres pour se jeter sur
la cafetière.
«
Je fais du café, tu en bois ?
–
Ooooh qu'est-ce que tu fais ?
Aaah tiens, elle est géniale hein celle-ci, dit-elle en brandissant
une anthologie de poésie russe. Fais attention, tu as laissé le
Pléiade de René Char en équilibre sur le tabouret, si vraiment tu
n'y tiens plus, je peux te soulager, tu le sais ça. Tiens tu relis
Lorca. Pourquoi t'es toute rouge ? Hé mais je le connais pas ce
recueil de Haïkus, dis est-ce qu'il y a celui avec les phrases, non
les mots, les fleurs et le silence tu sais là ?...
–
Écoute, si on ne s'y colle pas
tout de suite, autant aller carrément au cinéma. On n'a peut-être
pas que ça à faire là maintenant de mettre le nez dans des
bouquins. Je cherchais un truc, j'ai trouvé. Allons-y »
l'interrompit fraîchement P.
Le
jour d'après, B ne put réprimer son étonnement lorsqu'allant
chercher l'épilateur, elle trouva cette fois des livres répandus
dans la salle de bains. P lui demanda acidement si elle avait
l'intention de venir faire du rangement chez elle. Lui fit remarquer
que De bruit et de
fureur avait passé
l'hiver dans sa boîte à gants, que certes tout le monde n'avait pas
la chance d'être aussi organisé qu'elle et que dans une société
contemporaine occidentale démocratique, lire dans son bain faisait
partie des activités que n'importe qui pouvait se permettre.
«
Tu n'aimes pas les bains.
–
J'aimais pas. C'était avant de
lire dedans. »
B
décida que son amie devait traverser une période où ses nerfs
étaient mis à l'épreuve. C'était peut-être ce Jardin. Ce Jardin
qui se nourrissait de leur énergie, de leur passion ; mais qui un
jour les nourrirait elles. Gentiment, elle choisit de ne pas
remarquer qu'il y avait une photocopie du Garçon
aux sept vies dans la
grange sous le râteau, des poèmes d'Anna de Noailles au milieu des
tuteurs, et que des petits mots jaillissaient des poches de P quand
elle sortait son briquet.
Et
puis, un jour, P l'accueillit avec un sourire anxieux :
«
Attends-moi là, bouge pas, hein, j'arrive. » Et elle disparut
dans la grange. On entendit un « BOUM », quelques jurons,
après quoi les portes s'ouvrirent à la volée.
« Assieds-toi,
s'il-te-plait. » dit-elle.
Très
impressionnée par l'exaltation de P, B s'assit illico sur les
graviers de la cour. Elle fut sidérée par le spectacle. Presque
comme pour un défilé de mode, P traversait l'espace entre la grange
et B transportant de larges pancartes sur lesquelles étaient agrafés
des poèmes, des extraits de romans ou de nouvelles, des haïkus, des
photographies noir et blanc de Ramuz, Kafka et beaucoup d'autres. Il
y en avait même une attachée à une poutre avec du fil de pêche.
« Je
t'ai mis un extrait du Voyage
en hiver, dit P d'une
petite voix lorsqu'elle eut fini ses manoeuvres. B ne savait que
penser. Toujours assise, les yeux ronds, elle toussota, puis dit :
– Ah
ben ça me fait vraiment plaisir, tu sais, mais je ne comprends pas
bien où tu veux que j'emmène ces pancartes.
–
Non mais tu ne les emmènes
pas. »
P
rougissait à mesure. Sentant son amie de plus en plus embarrassée,
B aurait vraiment souhaité lui venir en aide, mais flottait en
pleine incompréhension.
« Alors,
mais, j'en fais quoi alors ?
–
C'est pour Le Jardin, lâcha P
les larmes aux yeux.
–
AAAaaaah, c'est pour Le Jardin.
Il
y eut un soulagement général.
–
Oui, je me disais, pour décorer,
ou pour les pauses, tu vois, en désherbant, ou en binant, c'est
toujours agréable.
– Ah
mais oui, ah mais tu as eu une idée de génie.
Confuse,
P murmura :
– Oh
mais tu sais c'est rien, j'ai juste mis du film plastique pour
protéger des intempéries.
B
revint à l'extrait du Voyage
en hiver, accroché à
la poutre, et le relisait, visiblement émue.
–
Bon là, il est pas très droit,
j'ai dû faire vite, dit P, mais on pourrait l'accrocher à l'arbre
je me disais, il aurait l'air d'avoir poussé là.
–
Mais où vas-tu chercher tout ça
? Viens, on va installer cette merveille tout de suite, ça va être
formidable.
Et
telle deux faunesses, les bras chargés de littérature, elles
partirent en courant au Jardin.
Protégé
par ses fossiles, rosiers, poèmes, épouvantails, et rambardes
colorées, le Jardin profitait du printemps. Par un beau début de
matinée plein de feuilles vertes et croquantes dans lesquelles
s'égayaient les oiseaux et les écureuils, B décida de s'arrêter
sur le chemin du travail – ça ne faisait qu'un tout petit détour
– pour aller voir les progrès des plans de tomates, rendre
l'épilateur à P et pourquoi pas boire un café. Elle chantonnait
“La vie est drôle” de Dani. Sortant de la voiture, elle laissa
tomber l'épilateur, complètement affolée.
« Qu’est-ce
que tu fais ? hurla-t-elle à l'encontre de P qui descendait les
trois marches de pierre, une 22 Long Rifle à la main.
–
Elle appartenait à ma
grand-mère.
– Ta
grand-mère avait une carabine ?
–
Oui.
–
Pour quoi faire ?
–
Aucune idée.
– Ça
ne me dit pas pourquoi tu te balades enfouraillée comme un cow-boy.
– Je
vais dessouder ces putains de limaces.
–
Quoi ?
–
T’inquiète, je vais mettre le
silencieux, personne n’en saura rien.
–
Mais tu ne peux pas faire ça !
– Tu
préfères quoi ? Que je les écrase à coups de rangers ? Que je
foute des granulés bleus qui empoisonnent les hérissons ? Crois-moi
ma vieille, j’y ai réfléchi toute la nuit, y a que cette
solution.
–
Attends ! On peut peut-être
s’arranger, je ne sais pas, pour les pucerons on a bien attrapé
des coccinelles, on peut certainement trouver des prédateurs à
limaces ?
– Y
a que les hérissons, et manifestement ils ne font pas leur taf'. Ils
sont débordés et nous aussi.
–
Nan mais quand même, ce n'est
pas raisonnable. C'est pas comme si on avait une réputation à
tenir, mais là je me dis, les voisins vont vraiment nous prendre...
Elle
ne termina pas sa phrase, mais demeura bouche bée : les sourcils
descendus jusque sur les yeux, P vissait le silencieux au bout du
canon.
– Tu
ne vas quand même pas...
–
J'vais m'gêner. Tiens prends ça
pourriture. »
Le
premier coup stoppa net les gazouillis effrénés des volatiles. Des
éclats de fossiles volèrent dans les haricots
«
Arrête, tu vas tout nous détruire, arrête ! “
B
se précipita sur P pour lui arracher la carabine. Il y eut une sorte
de lutte. Puis le deuxième tir partit dans le pommier et les oiseaux
décidèrent de changer de terrain de jeu.
“
Mais arrête ! hurlait B.
– Je
les hais ces grosses putes.
–
Sois raisonnable bordel !
–
Devant la passion, y a plus de
raison, je les exterminerai une par une s'il le faut. Rhha chienlit,
je ne sais même pas viser correctement, s'effondra soudain P, au
bord des larmes.
–
Écoute tu n'as peut-être pas
tort après tout, elles ne méritent pas mieux. Mais il faut qu'on se
trouve une bonne arme tu vois, un genre de pistolet, plus maniable,
avec des balles moins puissantes.
– Tu
crois ?
–
Oui. Et puis en attendant, on va
déjà s'entraîner. »
B
se sentit soudain extrêmement nauséeuse. Elle appela son travail
avec une voix faible. Sa collègue diagnostiqua une gastro et lui
recommanda de bien se couvrir.
« Je
ne le fais jamais, hein tu sais, se crut-elle obligée de se
justifier, coupable. Passe-la moi que j'essaie. »
Le
troisième coup fit mouche. À quelques mètres de là, une limace
orange ou plutôt ce qui en restait, gisait littéralement explosé
en dizaine de morceaux gargouillants. Le chargeur y passa. Puis on
alla chercher la boîte en métal de biscuits LU. On rechargea. Et on
dégomma de plus belle. La première boîte vidée, plus un oiseau ne
chantait, les écureuils étaient partis se cacher. On ramassa alors
les cartouches vides et les restes visqueux de l'armée limacienne.
«
C'est absolument dégueulasse.
– On
n'avait pas le choix.
–
Comment on fera pour se racheter
des cartouches ?
–
T'inquiète j'ai des plans.
– Ta
grand-mère ?
–
Non, j'ai une vieille tante en
Bretagne qui m'en fera transiter par ma cousine.
– Ah
d'accord. »
Grâce
au silencieux, les voisins ne se rendirent compte de rien. Il n'y eut
pas de plainte déposée à la gendarmerie.
Comme
les deux amies commençaient à s'échauffer, elles décidèrent de
quitter les habitations pour un endroit plus sauvage et plus propice
à leur entraînement. Elles embarquèrent la deuxième boîte en
métal de Biscuits LU mais perdirent le silencieux sur le sentier qui
menait à la colline. Toute la journée des coups de feu, des jurons
et des cris de toutes sortes jaillirent du petit bois.
Trois
semaines après son repiquage, leur première salade romaine fût à
point. Un chef-d’œuvre. Il se trouva que P et B la découvrirent
ensemble, lors d'une ronde de contrôle. Elles l'aperçurent au même
instant depuis le début du rang, s'en approchèrent sans se
concerter du même pas, telles deux marcheuses du désert découvrant
une oasis, stoppèrent quelques secondes comme si elles avaient peur
que ce fût un mirage.
«
Elle est vraiment entière, tu crois ?
–
Allons voir. »
Elles
s'accroupirent pour contempler la salade dans un recueillement à
peine plus solennel que ne le méritait la situation. Elles ne virent
pas s'avancer dans leur jardin, le père Durupt qui dut prendre sur
lui pour ne pas laisser éclater son admiration, par pudeur sans
doute.
«
Z'allez pouvoir la cueillir celle-là, sinon elle va monter. »
Cette
salade n'était pas seulement prête à être cueillie, elle était
magnifique : son cœur superbement pommé était abrité par une
véritable dentelle de feuilles d'un vert éclatant. Dans le rang où
ses sœurs paraissaient timides encore, elle s'offrait robuste et
croquante. On aurait dit ce légume presque digne.
Armée
d’un couteau spécialement aiguisé, B l’arracha à la terre, P
les suivit en trottinant jusqu’à la cuisine. Un filet d’huile
d’olive, un matraquage de ciboulette sauvage sur le taffetas
scintillant des feuilles et les deux jardinières s’attablèrent
sur les marches de pierre. L’assiette sur les genoux, elles
dégustèrent le premier fruit de leur acharnement en contemplant le
coucher du soleil.
« Ça
fait du bien une vraie salade.
– On
l’a bien méritée. »
Le
sourire aux lèvres, un tantinet émues, elles trinquèrent avec un
petit verre de Brouilly et fêtèrent la salade romaine jusqu’à ce
que le soleil ait disparu.
Un
matin de juin, la voiture de B se gara dans la cour. Le coffre, à
moitié ouvert et retenu par un tendeur, claquait si fort au vent,
que la voisine sortit sur son perron faisant mine d’y passer un
coup de balai, que P versa l'arrosoir sur ses pieds et que tous les
oiseaux s’envolèrent des buissons. B proposa avec enthousiasme
qu’au vu de l'avancée spectaculaire du Jardin, elles y bussent
dorénavant le café. C’est à cet effet qu’elle avait chargé
une grosse souche dans son coffre. On sortit donc la souche et on s'y
attabla derechef.
EPILOGUE
Il
y eu beaucoup de courgettes. Enormément.
P
faisait des salades avec les courgettes de Nice et B avait inventé
une recette de beignets qui devint un incontournable des barbecues de
cet été-là.
Vers
la fin août, les « Ah tiens, voilà les beignets de
courgettes. » saluaient l'arrivée de B, remplaçant les « Oooh
qu'est-ce que c'est bon. » et les « Ah, quelle bonne
idée, comment tu fais ? » de début juin.
En
septembre, il y avait encore des courgettes dans le Jardin. Il y en
avait aussi dans les congélateurs, en bocaux, dans les caves. Il y
en avait encore deux cagettes dans la voiture de B et une dans celle
de P.
En
octobre, il restait toujours des courgettes dans le Jardin, plus les
trois cagettes dans la voiture de P, et trois autres dans celle de B.
B
faisait consciencieusement sécher toutes les graines :
«
Pour les semis de l'année prochaine.
– En
même temps, on devrait penser à en faire moins peut-être.
–
Ah, tu crois ?
– Le
café posé sur la souche fumait. P et B serraient les mains autour
de leurs tasses pour les réchauffer.
– Ça
va bientôt être la saison de se replier à l'intérieur.
–
Oui... oui. »
Pendant
un moment, les deux amies ne dirent plus rien. Elles regardaient
autour d'elles en se chauffant le nez dans la fumée qui montait des
tasses. Apercevant le Voyage
d'hiver qui claquait
dans le vent, B eut un sourire ému. P se pencha sur le rosier
Lancelot.
« Tu
crois que ça se bouture ?
–
Quelle bonne idée ! Ils en
parlent dans le Truffaut ?
–
Vaguement il me semble. Mais je
suppose qu'il vaudrait mieux …
– Un
ouvrage spécialisé.
– Tu
as raison, allons à la librairie.
– Tu
as raison, on a tout l'hiver pour potasser
–
Dans les salles de bain ça
tiendra pas...
– On
devrait construire une serre »