mercredi 12 septembre 2012


Chapitre VI

Où l'on voit B et P grimper au haricot géant
deuxième partie

Un samedi matin où elles élaboraient au Bar de La Poste de nouvelles stratégies pour attirer les hérissons dans leur potager, B et P ne purent, malgré leur intense concentration, s'empêcher de remarquer qu'on les regardait de façon appuyée depuis le comptoir. Mais chaque fois qu'elles levaient les yeux, elles ne voyaient que deux têtes chenues sirotant le petit blanc de 7h30. Elles sortirent fumer et de retour à leur table crurent entendre :
« Eh ben oui, c'est bien les deux arpettes du village d'à côté ça !
– Ah bon ?
– Ben tu sais, celles qui font un jardin que c'est à n'y rien comprendre. »
Sans se concerter, et ce pour ne pas gâcher cette matinée, elles décidèrent sagement de ne pas relever, voire de baisser la tête sur leurs carnets et d'imaginer qu'il s’agissait de deux autres arpettes dans un autre village.
Plus tard, en rentrant du Bar de la poste, P trouva un petit mot dans sa boîte aux lettres :
« Mesdames,
Lors de notre récente réunion du conseil municipal a été soulevé le problème de votre épouvantail ou peut-être de la sculpture d'art contemporain implantée dans votre potager. Vous n'êtes pas sans ignorer qu'elle est parfaitement visible de la voie publique, or a été constaté ce qui suit :
a) Cette sculpture terrorise les enfants du village.
b) Le style de cette sculpture nous semble jurer avec l'architecture de la petite chapelle du quatorzième siècle dédiée à St Martin et située à cinq cents mètres de là.
c) Attendu que cette année notre village redouble d'efforts en vue d'obtenir la quatrième fleur au concours des villages fleuris de France, il nous a semblé que cette sculpture dérouterait sans doute le comité désigné pour juger du fleurissement de notre village.
En conclusion, nous vous serions reconnaissants de déménager votre sculpture dans un endroit plus approprié (votre grange par exemple).
Si vous vous trouvez dans l'embarras, dans un esprit d'ouverture et de fraternité, nous pouvons vous soumettre d'autres suggestions. Citoyennement. Le maire. »
Outre qu'elles se sentaient atteintes dans leur dignité, B et P se sentirent aussi submergées face à ce flot d'ingratitude. Comment ! Ne concouraient-elles pas elles aussi à embellir la commune ? Ne participaient-elles pas aux efforts du village briguant l'obtention de la quatrième fleur ? Et le lin planté devant la petite barrière jaune écaillée – agrémentée de ficelle agricole bleue, pour le contraste avec le rouge des fleurs – ? Et les capucines débordant sur le muret – orné de peintures rupestres au pigment vert représentant des sirènes brandissant des fourches et des pioches – du côté de la place ?
« En plus ils sont bêtes, ils croient qu'on vit ensemble. »
Mais rassérénées par une bonne tasse de Lady Grey, elles finirent par se dire qu'au fond, si les villageois se sentaient heurtés par trop d'avant-gardisme peut-être, s'ils n'avaient pas conscience que, bien qu'ébranlant légèrement leurs conceptions de l’esthétique, elles aussi participaient à la beauté et à la douceur de vivre de ce village, le temps leur donnerait raison.
Toutefois, lorsqu'à des kilomètres de là, lors d'un concert, elles entendirent des gens parler à voix basse en les désignant à coup de mentons railleurs, l'espace d'un instant, elles se sentirent déconcertées.
« C'est les deux gouines tarées qu'ont fait un jardin dégueulasse.
– Ah ouais ?
– Un mélange de décharge publique et de marché des Halles à 6h du soir. »
P murmura à B :
« Les pauvres femmes, c'est moche quand même de parler d'elles comme ça. Peut-être qu'elles débutent elles aussi.
– Tu as raison, répondit B en sifflant sa bière d'un trait.
– Elles s'y prennent sans doute moins bien que nous. Elles n’ont peut-être pas lu les bons livres.
– Tu as raison, dit B en entamant une autre cannette.
– C'est dommage, si on les connaissait on pourrait leur donner des conseils.
– Tu as raison, dit B refourguant soudain ses cannettes vides à son amie, sauf qu'en fait c'est de nous qu'ils sont en train de parler là. Faut leur péter la gueule.
– Ah bon ? Mais notre Jardin n'a rien à voir avec les Halles le soir, rien à voir, répéta-t-elle stupéfaite, je viens avec toi ou je recharge les bières ? »
B ne l'entendit pas. La soirée se termina sauvagement.

À peu de temps de là, un parisien trentenaire passant ses vacances à barbecuiter sur sa pelouse, s'extasia par-dessus le meurger.
« C'est formidable, totalement inattendu. Je peux faire des photos ? »
Flattées P et B l'avaient laissé entrer pour lui faire la visite guidée du Jardin.
« C'est carrément underground et vachement bio.
– Oui oui, souriait P, ne comprenant pas où il voulait en venir.
– Vous vous rendez compte ? Vous mangez de vrais légumes. Et puis c'est tellement loin de toute conception, de toute idée déco. On sent tout de suite chez vous, j'ai envie de dire, presque l'âme paysanne. Huh huh huh, vous voyez ce que je veux dire. Proches de la terre, quoi. On a vachement perdu ça. » Tous trois se mirent à hocher gravement la tête.
« C'est absolument bouleversant, cette espèce de jet comme ça, cette créativité spontanée. Là ce poivron, s'enthousiasma-t-il en désignant une aubergine, là ce bout de bois. Tiens, qu'est-ce que c'est que ça ? dit-il en poussant du bout du pied une théière ébréchée dans laquelle poussaient des myosotis. Ça a quelque chose de primitif, quelque chose de l'éjaculation masculine quoi. Et à la fois quelque chose de non évolué je dirais.
– Faudrait peut-être pas non plus nous prendre pour des connes, marmonna B que tout cela commençait à agacer.
– J'adoooore, soupira le parisien en arrachant devant un magnifique rosier ce qu'il pensait être une mauvaise herbe.
– Le pied de moutarde merde! gueula P.
– Bon allez, ça suffit comme ça », éructa B en le poussant dehors.
Était-ce dû à leur détermination, à un enthousiasme naturel, à cette relation qui semblait depuis le premier jour ne faire ressortir que le meilleur de chacune d'elles ? Elles-mêmes n'auraient sans doute pas su le dire. Néanmoins, il semble que rien de tout cela n'entama la conviction de P et B d'être dans le vrai.


Bien entendu, l'élaboration de ce jardin fantastique ne suscita pas seulement que l'enthousiasme chez nos deux zélées du râteau. Elles vécurent les affres de la création, connurent des heures de découragement.
Les graines de soucis destinées à repousser les doryphores s’étaient envolées et poussaient à l’envi en dehors de la structure de canettes. La propagation du fenouil jusque de l’autre côté du meurger était spectaculaire. Aucune salade n'était entière, elles ressemblaient toutes à des tapons de dentelles. Cela ne suffisait même pas aux limaces voraces, bien installées à l'ombre des rambardes, qui se goinfraient également de fraises en particulier mais aussi de tout ce qui osait sortir de terre.
Elles se soutenaient l'une l'autre vaille que vaille, se remontaient le moral à grands coups de citations du Guide et du Seigneur des anneaux, reprenaient inlassablement ce qui ne fonctionnait pas. Elles entreprirent même d'exécuter, pour se détendre, une version discrète du bras d'honneur face aux réflexions un tantinet lourdingues dont on les abreuvait.
C'était vendredi soir. B était fatiguée. Elle s'était arrêtée sur la route, de l'autre côté du meurger. Bien que consciente de l'imminence de ses règles, et de ce fait de la relativité de son humeur agacée et morose, elle posa sa tête entre ses mains, détaillant scrupuleusement toutes les raisons qu'elle aurait de renoncer, de piétiner, de haïr ce Jardin. Elle en était à observer avec désespoir les pommes de terre violettes dont les tiges maintenant presque inexistantes attestaient si besoin était du pullulement de ces sales petits doryphores, lorsque P la héla depuis sa cour :
« Hé ! T'es là ! Ça va ?
– Ummmm.
– On s'arrache quelques rampants avant l'apéro ?
– Pffff. Je ferais bien un flipper...
– Qu'est-ce qui t'arrive ? T'as tes règles ? »
P s'avançait, décidée, dans le Jardin. Elle s'arrêta net.
« Qu'est-ce que c'est que ça ?
– Soit tu parles de ce qui aurait dû être un poivron avant l'offensive des limaces, soit tu parles en fait carrément de ce Jardin en entier, et là je te dis c'est un échec, barrons-nous. »
P s'accroupit. Les poivrons étaient vraiment piteux : on n'aurait pu dire qui des limaces ou des doryphores avaient lutté le plus vaillamment. Ces poivrons lui parurent tout à coup une métaphore vivante du concept de la mélancolie. Elle se tourna vers son amie pour partager cette révélation. B avait disparu. Elle nettoyait minutieusement son pare-brise, elle avait des larmes dans les yeux.
On but pas mal, ce soir-là. Puis on se prit dans les bras. Se serrant fort, on jura de ne jamais s'abandonner.


Le lendemain matin, B absorba une tisane au goût innommable contre la gueule de bois puis, quoique peu réveillée, se rua au Gamm Vert. Elle le parcourut en tous sens jusqu'à ce que lui apparaisse enfin ce que les maints cauchemars et rêves d'une nuit agitée lui avait conseillé de se procurer.
P, une tasse d'armoise à la main, une cafetière dans l'autre vint s'écrouler sur les marches.
« Rappelle-toi, tonitrua B d'une voix rauque, rappelle-toi lorsque Lancelot prisonnier de Morgane, trouve la force d'écarter les barreaux de sa prison à la seule vue d'une rose qui lui fait se souvenir de sa bien aimée Guenièvre.
– Ah bon ? Et c'est dans quoi ?
– Je ne sais plus, mais comprends bien ceci. Rien, tu m'entends, rien, absolument rien n'est insurmontable.
– Ah.
– On va s'en sortir.
– Bon. »
D'un geste théâtral, B ouvrit la porte arrière de sa voiture, et en sortit un rosier en pot.
« Ceci est le rosier prénommé Lancelot.
– Pourquoi pas Excalibur ?
– Nan, c'est Lancelot. T'as écouté ce que je viens de te dire ?
P plongea ses lèvres dans sa tasse d'armoise.
– Broui, broui gargouilla-t-elle.
– Ça va être super beau, s'exclama B avec un sourire encourageant pour P qui buvait à présent son café par le bec de la cafetière.
– Faut mettre de l'insecticide mes p'tites dames. Ça c'était le Père Durupt passant sur la route. P lâcha la cafetière pour balancer un ample bras d'honneur. B lui fit les gros yeux.
– Tu perds ton sang-froid ma chère ! Et ce n'est pas très discret.
– J'en ai rien à foutre.
– Tutututut. J'aimerais un peu plus de bonne humeur, pour cette belle journée qui s'annonce. »
Et l'allégresse revint dans Le Jardin. Impressionnée par l'allant de B, P décida de s'y mettre. Elle partit se perdre dans la campagne pleine de rosée à la recherche des ruines d'un château fort. Elle en ramena de grosses pierres incrustées de fossiles qu'elle disposa ça et là, vers des touffes d'oeillets des poètes et au milieu du carré de choux. L'effet était saisissant. On aurait dit qu'une explosion avait fait jaillir des rochers et qui avaient atterri dans le potager. Peu après, devant l'air émerveillé mais tout de même un peu interrogatif de B, elle s'expliqua :
« Ceci vient du château de la Belle au bois dormant.
– Pardon ?
– Ben c'est comme ça que les gens du coin appellent le château où je suis allé fureter.
– C'est pas vrai ?
– Si si, je t'assure.
– Mais c'est merveilleux !
– Tout à fait. En plus, la Belle qui dort, ça symbolise l'hiver tu vois, le moment où rien ne pousse, et là, il est en éclat dans le jardin, comme si la nature reprenait ses droits.
– Ah ouais, effectivement, c'est drôlement symbolique.
– Je pensais aller arracher un peu de lierre et en disséminer dessus.
– Ah ouais, ça serait vachement bien.
– Et puis on pourrait, je ne sais pas moi, peindre un peu le tronc du pommier, mais de manière subtile quand même.
– Ah ?
– Et puis cette nuit je me disais, faire un petit chemin avec du gravier et des billes de toutes les couleurs, un peu comme l'allée d'un temple.
– L'allée d'un temple ah ? Je vais faire du café ? »

Le lendemain, B s'engouffra dans la cuisine tout en toquant vite fait à la porte. Elle fut surprise du bond que fit son amie, de la couleur de son teint, ainsi que de l'empressement qu'elle avait mis à se lever de derrière une volumineuse pile de livres pour se jeter sur la cafetière.
« Je fais du café, tu en bois ?
– Ooooh qu'est-ce que tu fais ? Aaah tiens, elle est géniale hein celle-ci, dit-elle en brandissant une anthologie de poésie russe. Fais attention, tu as laissé le Pléiade de René Char en équilibre sur le tabouret, si vraiment tu n'y tiens plus, je peux te soulager, tu le sais ça. Tiens tu relis Lorca. Pourquoi t'es toute rouge ? Hé mais je le connais pas ce recueil de Haïkus, dis est-ce qu'il y a celui avec les phrases, non les mots, les fleurs et le silence tu sais là ?...
– Écoute, si on ne s'y colle pas tout de suite, autant aller carrément au cinéma. On n'a peut-être pas que ça à faire là maintenant de mettre le nez dans des bouquins. Je cherchais un truc, j'ai trouvé. Allons-y » l'interrompit fraîchement P.
Le jour d'après, B ne put réprimer son étonnement lorsqu'allant chercher l'épilateur, elle trouva cette fois des livres répandus dans la salle de bains. P lui demanda acidement si elle avait l'intention de venir faire du rangement chez elle. Lui fit remarquer que De bruit et de fureur avait passé l'hiver dans sa boîte à gants, que certes tout le monde n'avait pas la chance d'être aussi organisé qu'elle et que dans une société contemporaine occidentale démocratique, lire dans son bain faisait partie des activités que n'importe qui pouvait se permettre.
« Tu n'aimes pas les bains.
– J'aimais pas. C'était avant de lire dedans. »
B décida que son amie devait traverser une période où ses nerfs étaient mis à l'épreuve. C'était peut-être ce Jardin. Ce Jardin qui se nourrissait de leur énergie, de leur passion ; mais qui un jour les nourrirait elles. Gentiment, elle choisit de ne pas remarquer qu'il y avait une photocopie du Garçon aux sept vies dans la grange sous le râteau, des poèmes d'Anna de Noailles au milieu des tuteurs, et que des petits mots jaillissaient des poches de P quand elle sortait son briquet.
Et puis, un jour, P l'accueillit avec un sourire anxieux :
«  Attends-moi là, bouge pas, hein, j'arrive. » Et elle disparut dans la grange. On entendit un « BOUM », quelques jurons, après quoi les portes s'ouvrirent à la volée.
« Assieds-toi, s'il-te-plait. » dit-elle.
Très impressionnée par l'exaltation de P, B s'assit illico sur les graviers de la cour. Elle fut sidérée par le spectacle. Presque comme pour un défilé de mode, P traversait l'espace entre la grange et B transportant de larges pancartes sur lesquelles étaient agrafés des poèmes, des extraits de romans ou de nouvelles, des haïkus, des photographies noir et blanc de Ramuz, Kafka et beaucoup d'autres. Il y en avait même une attachée à une poutre avec du fil de pêche.
« Je t'ai mis un extrait du Voyage en hiver, dit P d'une petite voix lorsqu'elle eut fini ses manoeuvres. B ne savait que penser. Toujours assise, les yeux ronds, elle toussota, puis dit :
– Ah ben ça me fait vraiment plaisir, tu sais, mais je ne comprends pas bien où tu veux que j'emmène ces pancartes.
– Non mais tu ne les emmènes pas. »
P rougissait à mesure. Sentant son amie de plus en plus embarrassée, B aurait vraiment souhaité lui venir en aide, mais flottait en pleine incompréhension.
« Alors, mais, j'en fais quoi alors ?
– C'est pour Le Jardin, lâcha P les larmes aux yeux.
– AAAaaaah, c'est pour Le Jardin.
Il y eut un soulagement général.
– Oui, je me disais, pour décorer, ou pour les pauses, tu vois, en désherbant, ou en binant, c'est toujours agréable.
– Ah mais oui, ah mais tu as eu une idée de génie.
Confuse, P murmura :
– Oh mais tu sais c'est rien, j'ai juste mis du film plastique pour protéger des intempéries.
B revint à l'extrait du Voyage en hiver, accroché à la poutre, et le relisait, visiblement émue.
– Bon là, il est pas très droit, j'ai dû faire vite, dit P, mais on pourrait l'accrocher à l'arbre je me disais, il aurait l'air d'avoir poussé là.
– Mais où vas-tu chercher tout ça ? Viens, on va installer cette merveille tout de suite, ça va être formidable.
Et telle deux faunesses, les bras chargés de littérature, elles partirent en courant au Jardin.

Protégé par ses fossiles, rosiers, poèmes, épouvantails, et rambardes colorées, le Jardin profitait du printemps. Par un beau début de matinée plein de feuilles vertes et croquantes dans lesquelles s'égayaient les oiseaux et les écureuils, B décida de s'arrêter sur le chemin du travail – ça ne faisait qu'un tout petit détour – pour aller voir les progrès des plans de tomates, rendre l'épilateur à P et pourquoi pas boire un café. Elle chantonnait “La vie est drôle” de Dani. Sortant de la voiture, elle laissa tomber l'épilateur, complètement affolée.

« Qu’est-ce que tu fais ? hurla-t-elle à l'encontre de P qui descendait les trois marches de pierre, une 22 Long Rifle à la main.
– Elle appartenait à ma grand-mère.
– Ta grand-mère avait une carabine ?
– Oui.
– Pour quoi faire ?
– Aucune idée.
– Ça ne me dit pas pourquoi tu te balades enfouraillée comme un cow-boy.
– Je vais dessouder ces putains de limaces.
– Quoi ?
– T’inquiète, je vais mettre le silencieux, personne n’en saura rien.
– Mais tu ne peux pas faire ça !
– Tu préfères quoi ? Que je les écrase à coups de rangers ? Que je foute des granulés bleus qui empoisonnent les hérissons ? Crois-moi ma vieille, j’y ai réfléchi toute la nuit, y a que cette solution.
– Attends ! On peut peut-être s’arranger, je ne sais pas, pour les pucerons on a bien attrapé des coccinelles, on peut certainement trouver des prédateurs à limaces ?
– Y a que les hérissons, et manifestement ils ne font pas leur taf'. Ils sont débordés et nous aussi.
– Nan mais quand même, ce n'est pas raisonnable. C'est pas comme si on avait une réputation à tenir, mais là je me dis, les voisins vont vraiment nous prendre...
Elle ne termina pas sa phrase, mais demeura bouche bée : les sourcils descendus jusque sur les yeux, P vissait le silencieux au bout du canon.
– Tu ne vas quand même pas...
– J'vais m'gêner. Tiens prends ça pourriture. »
Le premier coup stoppa net les gazouillis effrénés des volatiles. Des éclats de fossiles volèrent dans les haricots
« Arrête, tu vas tout nous détruire, arrête ! “
B se précipita sur P pour lui arracher la carabine. Il y eut une sorte de lutte. Puis le deuxième tir partit dans le pommier et les oiseaux décidèrent de changer de terrain de jeu.
“ Mais arrête ! hurlait B.
– Je les hais ces grosses putes.
– Sois raisonnable bordel !
– Devant la passion, y a plus de raison, je les exterminerai une par une s'il le faut. Rhha chienlit, je ne sais même pas viser correctement, s'effondra soudain P, au bord des larmes.
– Écoute tu n'as peut-être pas tort après tout, elles ne méritent pas mieux. Mais il faut qu'on se trouve une bonne arme tu vois, un genre de pistolet, plus maniable, avec des balles moins puissantes.
– Tu crois ?
– Oui. Et puis en attendant, on va déjà s'entraîner. »
B se sentit soudain extrêmement nauséeuse. Elle appela son travail avec une voix faible. Sa collègue diagnostiqua une gastro et lui recommanda de bien se couvrir.
« Je ne le fais jamais, hein tu sais, se crut-elle obligée de se justifier, coupable. Passe-la moi que j'essaie. »
Le troisième coup fit mouche. À quelques mètres de là, une limace orange ou plutôt ce qui en restait, gisait littéralement explosé en dizaine de morceaux gargouillants. Le chargeur y passa. Puis on alla chercher la boîte en métal de biscuits LU. On rechargea. Et on dégomma de plus belle. La première boîte vidée, plus un oiseau ne chantait, les écureuils étaient partis se cacher. On ramassa alors les cartouches vides et les restes visqueux de l'armée limacienne.
« C'est absolument dégueulasse.
– On n'avait pas le choix.
– Comment on fera pour se racheter des cartouches ?
– T'inquiète j'ai des plans.
– Ta grand-mère ?
– Non, j'ai une vieille tante en Bretagne qui m'en fera transiter par ma cousine.
– Ah d'accord. »
Grâce au silencieux, les voisins ne se rendirent compte de rien. Il n'y eut pas de plainte déposée à la gendarmerie.
Comme les deux amies commençaient à s'échauffer, elles décidèrent de quitter les habitations pour un endroit plus sauvage et plus propice à leur entraînement. Elles embarquèrent la deuxième boîte en métal de Biscuits LU mais perdirent le silencieux sur le sentier qui menait à la colline. Toute la journée des coups de feu, des jurons et des cris de toutes sortes jaillirent du petit bois.

Trois semaines après son repiquage, leur première salade romaine fût à point. Un chef-d’œuvre. Il se trouva que P et B la découvrirent ensemble, lors d'une ronde de contrôle. Elles l'aperçurent au même instant depuis le début du rang, s'en approchèrent sans se concerter du même pas, telles deux marcheuses du désert découvrant une oasis, stoppèrent quelques secondes comme si elles avaient peur que ce fût un mirage.
« Elle est vraiment entière, tu crois ?
– Allons voir. »
Elles s'accroupirent pour contempler la salade dans un recueillement à peine plus solennel que ne le méritait la situation. Elles ne virent pas s'avancer dans leur jardin, le père Durupt qui dut prendre sur lui pour ne pas laisser éclater son admiration, par pudeur sans doute.
« Z'allez pouvoir la cueillir celle-là, sinon elle va monter. »
Cette salade n'était pas seulement prête à être cueillie, elle était magnifique : son cœur superbement pommé était abrité par une véritable dentelle de feuilles d'un vert éclatant. Dans le rang où ses sœurs paraissaient timides encore, elle s'offrait robuste et croquante. On aurait dit ce légume presque digne.
Armée d’un couteau spécialement aiguisé, B l’arracha à la terre, P les suivit en trottinant jusqu’à la cuisine. Un filet d’huile d’olive, un matraquage de ciboulette sauvage sur le taffetas scintillant des feuilles et les deux jardinières s’attablèrent sur les marches de pierre. L’assiette sur les genoux, elles dégustèrent le premier fruit de leur acharnement en contemplant le coucher du soleil.
« Ça fait du bien une vraie salade.
– On l’a bien méritée. »
Le sourire aux lèvres, un tantinet émues, elles trinquèrent avec un petit verre de Brouilly et fêtèrent la salade romaine jusqu’à ce que le soleil ait disparu.

Un matin de juin, la voiture de B se gara dans la cour. Le coffre, à moitié ouvert et retenu par un tendeur, claquait si fort au vent, que la voisine sortit sur son perron faisant mine d’y passer un coup de balai, que P versa l'arrosoir sur ses pieds et que tous les oiseaux s’envolèrent des buissons. B proposa avec enthousiasme qu’au vu de l'avancée spectaculaire du Jardin, elles y bussent dorénavant le café. C’est à cet effet qu’elle avait chargé une grosse souche dans son coffre. On sortit donc la souche et on s'y attabla derechef.

EPILOGUE

Il y eu beaucoup de courgettes. Enormément.
P faisait des salades avec les courgettes de Nice et B avait inventé une recette de beignets qui devint un incontournable des barbecues de cet été-là.
Vers la fin août, les « Ah tiens, voilà les beignets de courgettes. » saluaient l'arrivée de B, remplaçant les « Oooh qu'est-ce que c'est bon. » et les « Ah, quelle bonne idée, comment tu fais ? » de début juin.
En septembre, il y avait encore des courgettes dans le Jardin. Il y en avait aussi dans les congélateurs, en bocaux, dans les caves. Il y en avait encore deux cagettes dans la voiture de B et une dans celle de P.
En octobre, il restait toujours des courgettes dans le Jardin, plus les trois cagettes dans la voiture de P, et trois autres dans celle de B.
B faisait consciencieusement sécher toutes les graines :
«  Pour les semis de l'année prochaine.
– En même temps, on devrait penser à en faire moins peut-être.
– Ah, tu crois ? 
– Le café posé sur la souche fumait. P et B serraient les mains autour de leurs tasses pour les réchauffer.
– Ça va bientôt être la saison de se replier à l'intérieur.
– Oui... oui. »
Pendant un moment, les deux amies ne dirent plus rien. Elles regardaient autour d'elles en se chauffant le nez dans la fumée qui montait des tasses. Apercevant le Voyage d'hiver qui claquait dans le vent, B eut un sourire ému. P se pencha sur le rosier Lancelot.
« Tu crois que ça se bouture ?
– Quelle bonne idée ! Ils en parlent dans le Truffaut ?
– Vaguement il me semble. Mais je suppose qu'il vaudrait mieux …
– Un ouvrage spécialisé.
– Tu as raison, allons à la librairie.
– Tu as raison, on a tout l'hiver pour potasser
– Dans les salles de bain ça tiendra pas...
– On devrait construire une serre »