jeudi 17 mai 2012


Chapitre IV
Où l'on voit P et B faire de la balançoire

C'était presque l'automne. Et presque l'automne est une saison difficile pour P comme pour B. Toutes les deux aiment se promener dans les forêts pleines de couleurs, les premiers feux de bois, être au chaud dans un cinéma.
Mais presque l'automne, c'est aussi la lumière qui baisse, la fin des apéro dehors, les fleurs qu'on retrouve gelées un matin, les premiers bonnets.
P était alors enrhumée. B avait un herpès.
Cela faisait donc longtemps, un jour ou deux, qu'elles ne s'étaient pas vraiment donné de nouvelles.

Bien calée devant son ordinateur, B mangeait des noisettes.
Elle les ouvrait au marteau, grignotait le fruit puis visait un seau avec la coquille. Lorsqu'elle l'atteignait, elle s'accordait un bonus de quatre noisettes. Elle était en train d'améliorer les règles en ciblant sa tasse à café lorsque son téléphone portable sonna.
C'était Justine, une amie de longue date :
«Tu sais qu'il y a un concert ce soir au café ?
- Ah non. Qu'est-ce que c'est ?
- Je ne me rappelle plus du nom, mais j'aimerais bien y aller avec Jean-Pierre.
- Ah oui, c'est une bonne idée.
- Alors j'ai pensé que peut-être tu pourrais garder Léna et Léonard, de toutes façons, toi, tu n'y vas pas au concert ...
- Ben ... Apparemment non.
- Bon, eh bien je passe te les amener vers sept heures si tu veux. »

P avait trouvé une planche dont elle n'avait pas l'utilité, mais qui lui plaisait beaucoup.
Arc-boutée sur sa table de cuisine, elle en arrachait les clous avec une paire de tenailles. Elle en affrontait un particulièrement résistant lorsque son téléphone portable sonna.
C'était Margot :
«Il y a un super concert ce soir au café.
- Ah tiens ? C'est une bonne nouvelle, c'est qui ?
- Je ne sais plus. Avec Étienne, on irait bien. Mais on n'a personne pour Julien. Tu n'avais rien prévu toi de toutes façons ?
- Ben écoute, euh ...
- Parce que si tu n'y vas pas, ça t'embêterait de garder Julien ?
- Ben euh ...
- Passe vers 18 heures, ça laissera le temps d'un petit apéro. »
Dehors, il y avait de la lumière dans les feuilles de juste avant l'automne. Le téléphone raccroché, P balança la paire de tenailles sur un fauteuil. Il fallait profiter de ce qu'il restait de cette belle journée alors elle allait faire séance tenante toutes les choses urgentes qu'elle n'avait pas faites jusqu'ici. Elle commencerait par un café en ville pour s'organiser, elle achèterait des oeufs, ramasserait des champignons sur le chemin du retour. Elle se moucha, empocha machinalement les clous qui traînaient sur sa table de cuisine en même temps que deux paquets de mouchoirs en papier.

Le soleil chauffait un peu la petite terrasse du bar, P s'y installa emberlificotée dans ses châles et pulls. Vint à passer une ancienne collègue d'un ancien travail :
« Tiens, salut Isabelle.
- Salut P.
- Ça faisait un moment, ça va ?
- Oui, t'as entendu parler du concert ? C'est bien, ça fait un peu bouger les gens.
- Ben oui. Sinon ça va ? Paul aussi ça va ?
- M'en parle pas. Il faut que j'aille le chercher à la gare et puis qu'on passe déposer une commode chez sa mère, en plus avec Emilienne, c'est pas pratique à cause du siège auto. Surtout que la Safrane est au garage ; tu fais quoi là tout de suite ? »

C'est comme ça que P, sa boîte d'oeufs à la main, un siège auto sous le bras se trouva à enjamber les crocodiles sur le trottoir avec Emilienne, quatre ans.
« Ça te dit d'aller chercher des champignons ?
- Non. Veux santer.
- Super. »
P fit une pause devant la pharmacie pour se moucher.
« Alors, est-ce que ça te dirait d'aller te promener et puis si on voit des champignons, comme ça par hasard, eh bien s'ils sont bons on les cueille ?
- Non. Veux santer.
- Super. »
Donc, lorsque B sortit de la pharmacie, le bas du visage enfoui dans une écharpe rouge, elle entendit une voix enrouée mais familière qui chantait : «  Tortue pourquoi te tais-tu ? » accompagnée d'un «  totu ta tutu totu » fluet mais enthousiaste.
« J'ai un herpès, annonça B cachée dans son écharpe.
- Rhhoo, moi, j'ai un rhume. Tu vas aller au concert quand même ?
- Ah non, je ne peux pas : Justine passe à sept heures. Toi tu y vas ...
- Aaah non, non, moi c'est pire. Je vais chez Margot garder Julien quand j'aurai ramené Emilienne. Ça te fait marrer.
- Ah non, non. Euh oui, si. Précisément, Justine amène Léna et Léonard chez moi : elle va au concert avec Jean-Pierre.
- En fait tout le monde va au concert.
- Qu'est-ce qu'on fait ? On va boire un café ?
- Chez toi ?
- D'accord. »

B posa la maquinette sur la cuisinière à gaz, sortit les tasses et demanda gentiment à Emilienne :
« Qu'est ce que tu veux boire ?
- Du café.
- Ah ça non, tu sais c'est pas bon pour les enfants. Tu veux boire de l'eau ?
- Du café, pourquoi tu caches ta figure ?
- Ou bien un jus d'orange ? Tu as bien du jus d'orange B ? s'empressa de demander P.
- Veux du café. Pourquoi tu caches ta figure ? C'est passke tu as des pustules de sorcière ?
- Eh bien écoute, pas tout à fait. Bon, jus d'orange ou pas jus d'orange? »
Emilienne demanda son ninin. P entonna Be Bop a Lula en partant le quérir dans la voiture. Au retour elle fit remarquer à son auditoire que le nez bouché donnait à ce morceau une résonnance particulièrement seyante. Elle nota alors que B et Emilienne avaient fait connaissance pendant cette brève absence : B boudait et la petite fille donnait des coups de pieds dans la table.
«  C'est nul ici, annonça-t-elle plaintivement à P en saisissant son ninin, veux aller sez les sampignons.
- Super, dit P
- Oui, dit B, mais ici il y a du café - et sur la table, tasses, sucrier et assiette à biscuits changeaient rapidement et bruyamment de place - donc nous, on va le boire. »
P entonna gaiement : « Tortue pourquoi te » et s'arrêta là. Emilienne s'était laissée tomber au sol, la tête dans les mains. B et P se regardèrent. Leur dialogue muet serait difficile à transcrire.
B sortit le jus d'orange.
« Tu bois ou tu bois pas ?
- Ze bois pas passke c'est du poison passke t'as des pustules de sorcière. »
Sentant son amie vexée perdre patience, P versa le café dans les tasses.
« Le café est servi, annonça-t-elle d'un ton qui se voulait joyeux.
- Toi aussi elle veut te donner du poison », dit Emilienne en fronçant les sourcils, reculant le plus loin possible de B. 


Valère, lui, aimait vraiment le début de l'automne. Et ce jour-là, il lança le grand ménage. Il avait retrouvé une cassette des Ramones de ses années lycée, c'était parfait. Marie, sa fille de sept ans, l'aidait en préparant des bassines d'eau pleines de mousse. En nettoyant les carreaux, il eut comme une vague de nostalgie. Il avait envie de sortir, de boire une bière, d'écouter de la musique, de danser peut-être. Il composa le numéro de la mère de Marie, pour la supplier de garder leur fille cette nuit-là, mais raccrocha après une sonnerie, il avait sa fierté.
« Allez, on finira le ménage une autre fois », dit-il à Marie.
Ils enfourchèrent leurs vélos.


P renversa le fond de sa tasse en éternuant.
« Bon ben c'est déjà l'heure. C'est bizarre que ta mère n'ait pas encore appelé, je vais t'emmener avec moi en attendant », dit-elle à Emilienne.

Chez Margot, on expédia vite fait les olives et un verre de blanc.
« Je ne suis pas prête, Julien s'est encore enfermé dans le grenier et Etienne n'est toujours pas rentré. 
- Il s'est encore enfermé dans le grenier ? » s'inquiéta P tendant un mouchoir à Emilienne dont la morve qui coulait le long du menton menaçait l'assiette d'olives.
Son téléphone portable sonna.
«  C'est Maman ?»  hurla Emilienne en s'affalant sur P, étalant la morve de son visage façon trace de limace dans son décolleté.
« Super » répondit P au téléphone, embarquée dans une tornade où se succédaient belle-mère, commode, voiture, embouteillages, litière de chat et commande de la Redoute dans un ordre qu'elle sentait dicté par la nervosité.
« Ne t'inquiète pas, ne t'inquiète pas ... Là je suis chez Margot avec Emilienne, tu n'auras qu'à passer la prendre ici quand tu pourras.
- Ooooh tu es chez Margot là ? Ah, tiens passe-la moi. » 
« Zveux parler à Maman », gémissait Emilienne.
P essuya ce qui restait de morve sur le visage de la petite fille qui ne se lassait pas de répéter :
« Zveux parler à Maman, c'est MA maman, zveux parler à Maman ...»
Margot, au téléphone, se repliait dans le couloir.
P se moucha énergiquement puis tendit l'oreille, un peu inquiète.
Elle entendit : « Ahhh oui, oh oui voilà, ben oui ». La voix baissa, les pas s'éloignèrent, puis revinrent avec entrain. « Bon ben j'te la passe » concluait Margot.
« En fait, avec Paul on irait bien au concert. Ça fait un moment qu'on ne s'est pas fait une petite sortie tous les deux, tu comprends. Mais sa mère va à un loto. Ça t'embête pas qu' Emilienne reste avec toi ce soir ? Margot est d'accord. 
- Super.
- Ou ça te fait trop ? 
P se resservit machinalement un verre de Vézelay.
- Ben non d'accord. »
La conversation terminée, P regarda Emilienne qui donnait des coups de pieds dans le canapé. Une porte claqua.
« Salut P, alors prête pour garder le petit monstre ? dit Etienne.
- Hinhin, ricana P sans conviction.
- Oh et cette mignonne petite fille, c'est à toi ?
- Hinhin.
- Bon, j'vais me changer, si j'en crois les hurlements de Margot là-haut, faut faire vite. »
Quelques instants plus tard, le couple redescendit.
« Je suis désolée, on va être en retard, Julien est toujours dans le grenier mais je pense qu'il ne va pas tarder à redescendre.
- La faim fait sortir le loup du bois, ajouta Etienne, badin.
- Hinhin. »


B avait préparé une pile de films et de dessins animés appropriés pour cette soirée. Elle les avait classés, Mary Poppins en haut juste avant Peau d'Âne ; avec l'espoir que les petits la laisseraient choisir. Elle se sentait plutôt bien disposée.
Jean-Pierre toqua à la porte à sept heures tapantes. Tout était prêt : le poêle carburait, elle avait caché sa collection de marionnettes anciennes avec les quelques livres érotiques qu'elle possédait, et éliminé, un peu à regret, toutes les araignées de la chambre d'amis.
La porte à peine ouverte, deux tigres s'engouffrèrent dans la cuisine en crachant et rugissant, suivis d'un autre plus petit, qui bavait abondamment. Les deux grands tigres se tapirent sous la table, tandis que le plus petit faisait volte-face pour se réfugier dans les jambes de son père. B rajusta son écharpe.
« Eh ben ma louloute. Je crois que tu lui fais peur, dit en riant Jean-Pierre à B.
- Ha. Je suis désolée. Bonjour Léna, dit B essayant d'amadouer la petite fille.
-  Alors, je t'ai apporté des couches, son pij', tu peux la coucher dans ton lit, elle s'endort partout de toutes façons et puis elle mange comme Léonard. 
- Léonard oui, je vois, et sinon, le tigre avec des couettes qui bricole ma collection de jouets Kinder, c'est qui ?
- Ah oui, c'est Marie. Tu connais Valère ?
- Non.
- Mais si, Valère, il habite à côté de chez nous, il a une R25 noire, tu sais, il travaille je sais plus où. 
- Non.
- Enfin bref, on s'est croisé cet après-midi, il avait envie d'aller au concert, je lui ai dit que tu n'y verrais pas d'inconvénients. C'est vrai, tu n'y vois pas d'inconvénients ? Qu'ils soient deux ou trois, ça ne change pas grand-chose. Marie est très mignonne. », dit Jean-Pierre tendant la main pour caresser la tête du tigre qui se sauvait derrière le rempart de chaises que Léonard avait construit pour faire leur tanière. 
L'enthousiasme que B s'était efforcée de rassembler entre le départ d'Emilienne et l'arrivée des tigres se sauva comme un lézard effrayé, laissant choir à ses pieds tout ce qu'il avait contenu de bonne humeur. Une demie seconde, elle envisagea de mettre tout le monde à la porte pour prendre un bain en lisant les blagues du paquet de Carambars. La logique des gens lui échappait une fois de plus. Elle se reprit vite, ce n'était pas le moment de flancher.

Pendant ce temps, P se mouchait à la porte du grenier. Elle tentait de parlementer avec Julien.
« Tu t'amuses bien là-d'dans ?
- ...
- J'aimerais bien savoir ce qu'il y a dans ce grenier.
- ...
- Tu connais Emilienne ? Elle est suuuuuuper gentille, si tu venais vous pourriez peut-être jouer ensemble.
- ...
- On s'était dit qu'on allait faire des crêpes, au Nutella, même. C'est tellement bon, les crêpes au Nutella, hein Julien ?
- ... »
Ça l'inquiétait P de savoir ce petit garçon enfermé tout seul. Elle essayait de se rappeler la solitude enfantine tout en étant consciente de ne pas avoir de recette pour y remédier. A quoi pensait-il ? Est-ce qu'au moins il y avait de la lumière là-dedans? Elle cherchait à ne pas se laisser entraîner par l'avalanche d'images qui se formait dans son esprit : Julien s'accrochant le genou sur un clou, tombant dans un trou caché du sol inégal et se brisant le tibia, Julien se balaçant par la lucarne pour venir s'affaisser en miettes sur le perron. Elle se demanda pourquoi elle n'était pas au concert, elle. Puis comment des parents pouvaient-ils s'en aller, laissant derrière eux leur petit cloîtré dans une antre poussièreuse et pleine de dangers. Elle se demanda si elle allait vraiment passer la soirée devant cette porte fermée et pourquoi elle s'inquiétait toujours pour des gens qui ne prenaient pas la peine de lui rendre la pareille. Elle était tout à fait désemparée.
Elle se souvint aussi qu'elle avait laissé Emilienne et sa mauvaise humeur face au chat Guimauve dans le salon. Elle l'entendait lui demander d'aller chercher immédiatement les bottes de l'ogre : « J'en ai besoin pour rentrer chez moi. »

Le téléphone portable de B sonna. Elle allait ignorer ce fait, considérant qu'elle avait suffisamment à faire avec trois tigres et un papa, mais c'était P.
« Allo.
- Bon ben je file hein.
- Papa, Papa.
- Au revoir mes Pioupious chéris. »
Jean-Pierre ferma la porte.
« Papa Papa.
- Excuse-moi, vraiment excuse-moi, je te rappelle dans 3 minutes, je te rappelle hein. »
B manoeuvrait pour contourner le rempart de chaises qui s'avançait en grinçant vers le milieu de la pièce.
« Bon, dit B, allez les tigres, on va heu, on va heu, on va faire une heu une petite pause, d'accord ?
- Papa papa ! » hurlait le petit tigre agrippé à la poignée. 
La porte s'ouvrit.
« Oui mon Piou Piou d'amour, Papa t'a expliqué, il va venir te chercher pendant que tu dormiras et demain, on ira chez Mamie manger des gaufres. »
Il ferma la porte.
« Papa », trépignait le petit tigre. B s'approcha.
La porte s'ouvrit.
« Oui mon Pioupiou d'amour. Papa s'en va, mais il va revenir quand tu dormiras, hein ? »et il colla le tigre dans les bras de B.
Il ferma la porte.
Le petit tigre avait repéré la sirène accrochée au cou de B et tirait dessus.
La porte s'ouvrit.
« Ah et euh, merci. »
Il ferma la porte.
« De rien », grommela B. Le tigre dans les bras, elle récupéra son téléphone portable.
« Allo P, c'est moi.
- Allo B, je n'arrive pas à faire sortir Julien du grenier.
- Ah ?
- Je ne sais plus quoi faire. Prochaine étape : j'enfonce la porte.T'as une autre idée ?
- Enfoncer la porte ?
- Ben écoute ...
- J'arrive ! »

Un peu plus tard, B et P tambourinaient à la porte du grenier. Emilienne, Léonard et Marie sautaient dans l'escalier. Léna, en bas, hurlait qu'elle voulait monter.
« Allez ouvre Julien, on t'attend pour regarder un dessin animé.
- ...
- Ta mère a dit que tu pouvais jouer à l'ordinateur. »
On entendit alors un petit bruit, et puis une petite voix :
« Tout de suite ?
- Oui oui, tout de suite. »
Le verrou fut tiré, Julien sortit tranquillement sur le palier.
« C'est pas vrai », lui dit B refermant prestement le grenier. P la regarda d'un air réprobateur.
« Allez on y va, tu devais t'ennuyer là dedans.
- Non, je m'amusais super bien. »
Il descendit l'escalier en frappant avec force et application chaque marche pour bien faire comprendre aux deux adultes qu'il restait maître de la situation et qu'elles venaient de le déranger dans une occupation d'une importance dont elles n'avaient pas idée.
B et P se dirent que cette avalanche d'enfants dans leurs soirées respectives était un signe du destin, et se proposèrent d'unir leurs efforts.
« Alors il faut qu'on prévienne Justine et Jean-Pierre.
- Ah oui. »
Les enfants réclamaient les crêpes promises. L'idée paraissait simple, voire convenue. Il n'y avait plus qu'à passer à la réalisation.
« Tu sais comment on fait ?
- Il faut des œufs. »

Leur première tentative de les préparer pendant que les enfants jouaient dans le salon s'avéra inadéquate. Elles avaient dû courir toutes les trois minutes les mains pleines d'œuf ou de farine pour répondre à un hurlement ou s'assurer que le bruit de chute de meuble n'avait pas fait de blessé grave. Mais elles se perdaient dans leurs préparatifs et ne pouvaient intervenir sur le terrain les mains prises. Elles avaient essayé en déplaçant l'aire de jeux dans la cuisine puis renoncé car P avait, sous le choc de la collision avec deux fusées intergalactiques, versé un litre de lait sur le sol, sur les fusées et jusqu'au plafond.
« Bon ça va pas l'faire », avait-elle dit en considérant son tee-shirt dégoulinant. Elles s'adaptèrent à la situation.
« Nous allons faire la cuisine ensemble les enfants », annonça B sur l'air de « Joyeux Noël ».
On se lança donc dans l'élaboration de la pâte. Au moment de verser le deuxième litre de lait dans le saladier, P fut prise d'un urgent besoin de se moucher. Elle confia le brick à Léna, dégaina un mouchoir en papier en raclant le fond de sa poche emportant une pincée de petits clous qui, transportés par l'énergie qu'elle mit dans son geste pour atteindre son nez, se disséminèrent dans les futures crêpes. B hurla, les enfants hurlèrent, P se moucha, puis s'excusa. Le temps pour B de saisir une écumoire, 40 doigts avaient plongé dans le liquide pour attraper les clous, sauf ceux de Léna, qui buvait le lait à même le brick.
« Combien tu en avais ?
- Je ne sais pas.
- Essaie de te rappeler.
- Ben 6 ou 7.
- Combien on a de clous les enfants ? »
On compta les clous, on fouilla le saladier de liquide mi-gluant mi-pâteux. Une fois certaines que tout danger était écarté, B et P entamèrent la cuisson et firent sauter des crêpes à tout va. D'ailleurs tout le monde en fit sauter. Même Léna qui avait fini par renverser un deuxième brick pour ensuite sauter dans les flaques de lait. On mangea en s'en mettant le plus possible sur les joues et les mains.
L'expérience fut concluante, tout le monde ravi, le pot de Nutella dévasté et les murs de la cuisine redécorés.
Abandonnant le champ de bataille, on passa au salon.
B et P s'affalèrent sur le canapé.
« En fait, tout le monde va au concert, dit B.
- Ben oui, répondit P.
- Et pourquoi vous allez pas au concert vous ? demanda Emilienne.
- On ne peut pas : on s'occupe de vous, répondit B.
- J'ai pas envie que tu t'occupes de moi.
- Ah tiens, pourquoi ?
- T'es vieille.
- Oui.
- T'es drôlement plus vieille que ma maman.
- Oui.
- Ma maman est plus jolie que toi.
- Oui.
- T'es pas bien habillée.
P regardait ses ongles, B eut envie de s'allumer une cigarette.
- Oui je suis moche, j'ai une pustule de sorcière et j'ai trois cents ans.
- C'est pas vrai, ça existe pas trois cents ans.
- Je te dis que j'ai trois cents ans, que je suis moche et très très mal habillée. Mais moi au moins je ne pue pas.
- Pourquoi tu dis ça ?
- Parce que toi tu pues.
P lui jeta un regard sévère.
- C'est pas vrai ! C'est même pas vrai !
- Si. Tu pues. Tous les enfants puent. Ils sentent le pipi, le sucre et le shampoing : tu pues très fort. »
B regretta ses paroles, un peu plus tard, lorsqu'elle trouva Emilienne, vidant sur elle une dose inappropriée de la bouteille de No 5 de Margot.
« Tu veux que je t'aide ? Vociféra-t-elle.
- Oui zveux qu' t'en mettes dans mon dos aussi, zarrive pas. »
P lui arracha le flacon. Emilenne hurla.
« Laisse Emilienne, s'insurgea Julien, chevaleresque.
- Laisse Emilenne, méchante ! T'es méchante ! » hurlèrent les tigres sans masque.
Devant cette solidarité, Emilienne reprit son hurlement interrompu, le transformant en une longue plainte qui aurait arraché le coeur de n'importe quel bourreau.
«Tu lui fais du mal.
- T'es méchante.
- Vous êtes méchantes.
- Vous aimez pas les enfants.
- Ils sont où les vôtres ?
- Mais je ... mais je, bredouilla P, consternée.
- Mais non, c'est pas vrai » , bafouilla B
Sentant leur collaboration sombrer lentement dans les eaux du doute et du cafouillage, P fut la première à se ressaisir :
« Bon allez, ça suffit comme ça ! » tonna-t'elle tout-à-coup surprenant même son amie. B se raccrocha à la bouée :
« Oui, c'est vrai ça. On va pas se disputer pour des bêtises. Vos parents sont en train de s'amuser comme des petits fous au concert, on va trouver quelque chose pour rigoler encore plus qu'eux. Allez hop ! »
« On va les faire sortir, ça va les calmer, dit P.
- Bon, on va aller faire de la balançoire, proposa B soudainement inspirée.
- Mais il fait nuit.
- C'est pas grave, on va allumer la lumière de la cour.
- Mettez les manteaux et les écharpes. »

Les nez coulants, les bonnets sur les yeux et les manteaux coincés sur le menton, tout le monde se précipita dans la nuit.
C'était bien les balançoires. B et P se relayaient pour en pousser une et monter sur l'autre, un enfant dans les bras, sur le dos ou entre les jambes.
B apprit à Emilienne à prendre de l'élan et à monter jusqu'au ciel en pliant et dépliant les jambes. P montra à Julien que c'est encore mieux debout et encore, encore mieux debout à deux, dos à dos.
« On est tombés mais on s'est pas fait mal », déclara Léonard le visage et le torse pleins de boue.
« Ooh on dirait un monstre. Aaaaahhh », hurla Marie.
On joua au monstre. C'était comme un chat, sauf que celui qui était touché devait se transformer et pousser un hurlement menaçant. Puis on joua au serpent, dans l'herbe ; c'est le même jeu mais comme on se transforme en serpent il faut ramper et pousser un cri de serpent.
« Sauf que c'est un annaconda, j'te signale », dit Julien à B qui l'accusait de pousser des cris de dinosaure.
On joua aux dinosaures.
La lumière de la cour éclairait le petit jardin couvert de feuilles jaunes. Léonard sauta sur le dos de P qui bondit en hennissant. B attrapa Emilienne pour se lancer à leur poursuite. Léna tomba dans les feuilles, Julien la recouvrit pendant que la petite hurlait en riant. Marie s'accrocha aux jambes de B qui tomba, entraînant Emilienne. Puis tout le monde finit par sauter et plonger dans les feuilles en en balançant le plus possible et en criant après les dragons qui faisaient feu de toutes parts.
« Il est pas un peu tard ? », avait demandé B à P un moment avant.
« Oui oui, on va commencer à les faire rentrer », avait acquiescé P.
« Il est peut-être tard là, qu'est-ce que tu en penses ? », avait demandé P à B entre les dinosaures et les feuilles mortes.
« Ben oui, faudrait pas trop tarder », avait répondu B.
Léna pleurnichait dans les bras de P, Emilienne avait les lèvres violettes et Julien commençait à râler. Elles se consultèrent du regard, se relevèrent, époussetèrent les feuilles collées à leurs vêtements.
« On y va les enfants ?  dirent-elles en choeur.
- Hein ? Mais on vient juste de commencer à jouer, dit Léonard.
-  Oui, renchérit Marie. Toujours au moment où on s'amuse, on doit arrêter.
- Il est très tard, dit P.
- Très très tard », appuya B.
Elles firent semblant de ramasser des crevettes dans un filet de géant et déposèrent leur pêche dans le salon.
« Il faudrait penser à appeler Justine et Jean-Pierre, dit P.
- Oui tu as raison, dit B, Léonard ne t'assois pas là ! » hurla-t-elle. Il avait le fond du pantalon couvert de boue, le joli canapé risquait gros.
« Léna non ma puce, ton petit seau plein de terre on va le laisser vers la porte, hein ? s'exclama P.
- Il est dix heures, s'inquiéta B.
- On va se laver », ordonna P.

La salle de bain se transforma vite en piscine olympique, puis rivière sauvage avec cascades. P qui avait déniché des serpillières tentait de modérer l'inondation pendant que B surveillait le dosage des flacons de gel douche. Elle en profita aussi pour dissimuler la bouteille de numéro 5 quasi vidée derrière une pile de serviettes.
C'est sans doute là qu'on s'amusa le plus.
Il était très, très, très tard, quand B et P réussirent à attribuer à chacun un lit, un pyjama et un nombre suffisant de baisers. Elles décidèrent ensuite de fumer à la fenêtre pour organiser la remise en état des lieux.

Elles fumèrent. En silence. En pensant aux parents qui devaient trinquer et danser pendant qu'elles n'avaient même pas un jeu de Scrabble.
« En fait tout le monde est au concert sauf nous. 
- On devrait vite appeler Justine, dit B saisissant une éponge.
- Olà, oui, il faut vraiment le faire », dit P qui essayait de gratter au couteau la pâte à crêpe carbonisée, incrustée dans la cuisinière.
Il était minuit vingt-sept. Elles refumaient une cigarette à la fenêtre et se félicitaient d'avoir presque réussi à réparer tous les dégâts.
Le téléphone portable de B sonna.
« C'est Justine.
- Zut, on a complètement oublié de prévenir. »
Elles se regardèrent. Il est impossible de transcrire leur dialogue télépathique. Leurs expressions ( une once de surprise, un doigt de culpabilité, quelques grammes de reproche et un début de fou rire ) ressemblaient à celles de Julien et Léonard surpris sous la table quand ils flambaient des crêpes.
B décrocha et éloigna aussitôt l'appareil de son oreille.
« Non, mais attends ... Oui je sais, mais ... Laisse moi parler ... Bon, mais écoute ... »
P lui arracha le téléphone des mains :
« C'est quoi le souci ? »
B soupira de soulagement.
« Eh ben c'est comme ça, on a oublié de t'appeler, on était un peu débordées tu vois? »
Galvanisée par la témérité de son amie, B qui était devenue rouge, très rouge, reprit le téléphone :
« Justine, tu étais où pendant ce temps ? Hein ? C'est pas comme si on était en train de gérer cinq mômes, pas si bien élevés soit dit en passant, pendant que vous picoliez au concert. Alors vraiment, si tu es si furieuse, je vais te proposer qu'on n'en parle plus jamais, qu'on ne parle d'ailleurs plus jamais de rien. Et si tu veux récupérer tes gniards, plus celle que vous m'avez balancé d'office dans les pattes, que je connais même pas, viens les chercher chez Etienne et Margot, je fais pas la livraison. Ciao. »
« Pfff ajouta-t-elle lâchant le téléphone, pffff !
- C'est vrai quoi, on n'est pas non plus Mary Poppins », conclut P.

A deux heures moins cinq, les parents arrivèrent, le rose aux joues et l'œil pétillant.
« Alors ça s'est bien passé ?
- Oh, Julien n'a pas mangé son yaourt, tu lui as donné quoi à la place ?
- Vous avez fait quoi ?
- Ils ne se sont pas couchés trop tard ?
- Ils se sont lavés ?
- Tiens ? Qu'est-ce que c'est que ces clous ? 
- Vous avez mis une couche à Léna au moins ?
- Des crêpes ? Et Emilienne qui ne supporte pas le lait !
-Ça sent la cigarette, non?
- Vous avez renversé quelque chose par terre ?
- Vous leur avez lu l'histoire que j'avais préparé ?
- Ils se sont lavé les dents ?
- A quelle heure vous les avez couché ? »
Le ton soupçonneux de cette avalanche de questions hérissa le poil de B.
« Sinon, le concert, c'était bien ? C'était qui ? »
Tout à leurs préoccupations parentales, le groupe de trentenaires en goguette ignorèrent son intervention.
« Quelqu'un est monté voir depuis ? Julien fait des cauchemars en ce moment.
- Ah tiens, Marie aussi a ses périodes.
- Ah oui ? C'est terrible hein ? Tu sais le pédiatre m'a dit ...
- Ouais, c'est quand même du souci les enfants.
- C'est une sacrée responsabilité tu veux dire !
- Vous savez pas la chance que vous avez. » Le choeur de parents se tourna vers P et B, toutes deux rêvant à cet instant précis d'une batte de base-ball et d'un fusil à pompe. Un tantinet dégoûtées, elles préférèrent chacune pour soi repenser aux bons moments qu'elles avaient passé avec les enfants de ces adultes.
« D'ailleurs les pédiatres ne disent pas tous la même chose, par rapport à cette histoire de cauchemars notamment.
- Non, mais en fait je ne t'en veux pas du tout, hein tu sais ? déclara Justine magnanime à B.
- Non mais, vous savez que cette pétasse d'instit' prétend que Julien doit voir un pédo-psy ?
- Ah ? Celle de Marie est très bien par contre. Tu sais c'est la femme du gars super sympa avec qui on a trinqué à un moment.
- Le petit râblé ?
- Non, non, le grand un peu roux.
- Bon alors merci pour tout, on va y aller », glissa B.
Après un échange de regards navrés, elles s'éclipsèrent silencieusement, laissant les parents discuter progéniture et innocence sacrée entre deux discrets hoquets parfumés à la bière.

« Tu as vu ? On le connaissait en fait, Valère.
- Ah bon ?
- Tu fais quoi ?
- J'sais pas.
- On va boire un coup ? »
P se moucha, B s'enfonça dans son écharpe. Elles s'éloignèrent en shootant dans les feuilles mortes.