dimanche 15 avril 2012



Chapitre III :

Où l'on voit B et P à la recherche du temps perdu


C'était peu après que B et P soient revenues vivre à la campagne. Elles n'avaient pas encore de travail, les cent un mille projets grandioses auxquels elles devaient s'atteler n'étant pas encore bien clairs, s'en suivit une période de désœuvrement et de traînassage qui fut courte mais intense.

Ce jour-là, P avait pensé retrouver B au Bar de la Poste, avec l'intention de s'organiser pour leurs projets futurs. Elle tenait aussi absolument à avoir son avis sur la fin de « Mal de pierre » de Miléna Agus. B s'était empressée de répondre à l'appel : elle souhaitait avoir l'avis de P sur une petite robe tout récemment trouvée à Emmaüs, mais peut-être un peu courte pour son âge. « Est-ce que je ne fais pas vieille-qui-veut -passer-pour-une-jeune ? », se tracassait-elle. Et seule P aurait une réponse à la hauteur.

Au bout d'une rue pavée, à l'angle de la ruelle de l'abreuvoir et du chemin de la fosse, pile face à la poste : le Bar de la Poste. A dix heures le matin, radio Nostalgie, les trois lycéens gothiques et les habitués du petit blanc au comptoir contribuaient à l'atmosphère que P et B trouvaient pittoresque. B avait des gougères, P le journal.
Il était dix heures trente, elles conversaient passionnément autour de deux grands cafés. P, tapotant vigoureusement la couverture de « Mal de pierres », B, remontant régulièrement avec énergie les bretelles de sa robe qui tombaient sans arrêt, inspectant les alentours pour vérifier que cela restait discret.
« Bon, on s'y met ?
- On s'y met. »
Elles sortirent, non sans farfouillements, cahiers et stylos de leurs sacs. P eût l'occasion de faire remarquer à B, que ce c'était sa k7 qu'elle était en train de rejeter négligemment. B rougit, elle promit de lui rendre bientôt ; mais franchement, depuis le temps qu'elle-même détenait son dvd « des petites marguerites » ...
« Dis, c'est pas bientôt la pleine lune ? »
Midi sonna à la collégiale, les cahiers étaient ouverts, celui de P avait reçu du café, B avait rangé ses stylos dans sa trousse.
« On n'a plus le temps là.
- Oh ben non, il est tard déjà. Qu'est-ce qu'on fait ? »
B dirigea alors son regard vers le fond de la salle.
« T'as déjà essayé ça ? »
P regarda un instant la porte des toilettes, intriguée. Elle se tourna vers son amie, puis regarda de nouveau la porte. Vraiment, elle ne savait pas quoi répondre.
« Tu vas reboire un café avant d'y aller ? » demanda-t-elle d'un air détaché en se dirigeant vers le comptoir.
- Euh, ça dépend , répondit B, étonnée.
- Ecoute je t'en commande un, hein, et tu le bois si tu veux. »
Attablées devant leurs cafés fumants, il y eut un moment de silence que ni l'une ni l'autre n'osait interrompre car chacune était gênée par la question qui lui venait aux lèvres.
Remontant sa bretelle gauche, B se lança :
« En fait, tu n'aimes pas le flipper ... 
- Pardon ? Le quoi ? Mais, mais, euh mais si, enfin je crois... mais, pourquoi ? » s'alarma P. Elle balaya la salle du regard pour échapper à celui de B qui s'était mise à la dévisager avec une curiosité teintée de méfiance. Juste à côté de la porte des toilettes, apercevant soudain un flipper, elle éclata d'un rire incontrôlé.
« Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? ». B paniquait.
Elle se regarda dans la vitre, remonta ses deux bretelles, sortit un kleenex pour essuyer les gouttes de café que le rire de P avait projetées sur toute la table.
« Mais qu'est-ce qu'il y a ? », s'enquit-elle de nouveau voyant que le rire de P redescendait par paliers.
P tenta de lui désigner le flipper, la porte des toilettes, de nouveau le flipper mais son fou rire remonta d'un coup à son plus haut degré.
« Je sors fumer », dit B, vexée.

Juste sous leurs nez, la famille Adams, hautaine et diabolique clignotait de tous les bouts. B se pencha au-dessus de la plaque de verre pour voir où se trouvait la Chose.
« Tu sais y jouer ?
- Je ne suis pas une flèche. Le truc c'est que je n'ai jamais rien compris avec les points.
- Avec Yvan, on jouait pourtant mais moi non plus je n'ai jamais rien compris aux chiffres.
- C'est qui Yvan ?
- Mon premier p'tit copain, on avait douze ans.
- Super, on a des pièces ? »
Elles fouillèrent poches et sacs.
« Attends je vais faire de la monnaie. »
Le contenu du sac à main de P se disséminait graduellement alentour. Un livre sur une table, un briquet, un peigne, deux timbres et une facture France Télécom sur une autre. B qui passait derrière, tentant de tout rassembler un brin, s'extasia alors devant un morceau de papier de verre.
« Oooh, je l'ai cherché partout, bondit P ravie, laissant s'échapper un verre de lunettes de soleil qui s'était caché là.
- C'est pas à toi, ça ?  
- Fais voir. »
P recommanda deux cafés. C'est presque sur la pointe des pieds que la patronne, intriguée par ces consommatrices insolites, les amena. A en juger par leurs profils tendus vers B qui jurait, P qui sautait comme un boxeur, trois vieux messieurs un peu cuits au vin blanc semblaient trouver que pour une fois, il y avait de l'animation.
Une heure sonna, un tracteur rouge fit trembler les vitres de la Place de la poste.
« Bordel, je ne la vois plus. Ah, elle était dans le trou.
- Le trou ?
- Lààààààà tu vois, ils mettent des trous dans le flipper et parfois les billes se cachent dedans.
- Ingénieux. »
Deux heures sonnèrent, un chien traversant la place renifla consciencieusement un pneu puis leva la tête, oreilles tendues, en alerte.
« Ce bip là, c'est pas plein de points d'un coup ?
- On en a pas déjà plein des points ?
- Ah mais si ça se trouve on est balèzes. »
Trois heures sonnèrent, un chat blanc aux yeux vairons se faufila entre les voitures garées devant la poste.
« Je ne suis pas sûre qu'on dise bille, on dit plutôt balle je crois.
- Attends, vas-y, ouais tu l'as, ouais.
- Haut les cœurs ! Et deux cafés, deux ! »
Quelqu'un referma la fenêtre de la salle du Bar de la Poste.
Quatre heures sonnèrent, une R25 noire se gara, un homme en descendit qui poussa bientôt la porte de l'établissement.
B était à moitié couchée sur la vitre et scrutait l'emplacement des trous.
« Ooooh y'a plus de billes.
- Je ne suis pas sûre qu'on dise bille. Ça ne serait pas boule, en fait ?
- Aïe j'ai plus de monnaie. »
P se précipita aussitôt au comptoir et la patronne lui tendit quelques pièces. Elles burent cul-sec leurs cafés et remirent des sous.
« Aaaargghhh chienlit, hurlait P en secouant le flipper.
- Haha ! A moi ! » éructa B.
Les autres clients s'étaient un moment intéressés aux scènes touchantes d'enthousiasme du fond de la salle à gauche des toilettes, puis lassés, car les canevas variaient peu. Mais chaque nouvel arrivant passait par un moment d'ébahissement. L'homme descendu de la R25 noire regarda donc un instant B, dont la bretelle gauche pendait sur le coude et P qui suait en débardeur. Puis, comme les autres, ses pensées reprirent leur cours.
Des enfants sortaient de l'école juste à côté, lorsque le Jean-louis se décida à aller donner trois quatre conseils aux deux jeunettes qui semblaient bien de bonne volonté pour mater l'flipper mais à ce jeu là, lui, dans sa jeunesse, c'était une gloire dans tous les bistrots du canton alors pensez donc. Muscles tendus, regards exaltés, B et P ne le virent pas arriver.
« Tchaaaaaaac, là je l'ai.
- Vas-y, tu le tiens. »
La caféine aidant, elles accueillirent l'aide du Jean-Louis avec force cris, quasi des claques dans le dos. Le René avait d'ailleurs suivi avec sa casquette et proposa une démonstration :
« Ouais vas-y René tu vas l'avoir ! ». P remontait les bretelles de B.
Sept heures sonnèrent, les réverbères s'allumèrent, la vitrine du tabac s'éteignit. La rue se vidait.
Depuis la Place de la poste, à travers les vitres, le bar avait l'air désert. Pourtant, ça faisait du bruit. On l'entendait jusqu'à la Ruelle de l'abreuvoir et dans le Chemin de la fosse. A l'intérieur, tout le monde était massé à gauche de la porte des toilettes. La patronne offrait sa tournée de flipper, B et P leur tournée de cafés.
Aux douze coups de minuit, la porte du Bar de la Poste s'ouvrit à la volée. B, des nœuds dans les bretelles sortit la première en sautillant gaiement. P la suivait de près, sifflotant à tout va en se tapant sur le côté des cuisses.
«  I don't wanna sniff some glue,  chantonnait B
- Je ne sais pas si j'ai sommeil, piailla P en courant vers sa voiture.
- Tu as bu peut-être un peu trop de café », dit B en agitant frénétiquement ses clefs.
Après cette journée épuisante, elles décidèrent de dîner ensemble. Justement, il y avait des pâtes fraîches chez P.
« T'es garée où ?
- Devant le petit pont.
- Ah bin moi aussi.
- Tu sais, je suis sûre qu'il y a une chanson sur les balles de flipper, tu ne vois pas ?
- Non, pas du tout. »
Il leur fut un peu difficile de sortir de leurs stationnements respectifs. P éclatait d'un rire incontrôlé en se rappelant certains moments forts de la journée, B avait les mains qui tremblaient sur son volant.

Après les pâtes, on joua au scrabble, puis au boggle, puis au scrabble, puis au boggle. Vers deux heures du matin, elles décidèrent que les jeux intellos, ça allait bien, et qu'il fallait aussi savoir se détendre. Elles jouèrent donc au pendu.
« Bille de flipper... balle de flipper... c'est plutôt une boule, non ?
- Mais oui, la chanson : « Mais j'suis comme une boule de flipper qui roule », il y a même un écho qui répète « qui roule ».
- C'est nul.»

Il était quatre heures, lorsque P eut envie de refaire du café.