I
Où
l'on voit P et B rencontrer Pôle Emploi
B,
le café à la main et la cigarette à la bouche
entendit le facteur faire son demi-tour dans la cour. Elle attendit
qu'il soit vraiment parti pour aller chercher le courrier, sa tenue
matinale ne souffrant aucun spectateur. Elle retira l'enveloppe de la
boite avec déception. Pôle Emploi. C'est à dire
la fusion miraculeuse entre l'ANPE et les ASSEDIC. B avait déjà
vécu quelques aventures, il y avait de cela des années,
entre le bureau des ASSSEDIC et celui de l'ANPE. Cela avait été
moralement fatiguant, nerveusement éprouvant. L' union des
deux bureaux faciliterait les démarches. La cigarette allumée
et le café bu, B s'assit en culotte sur les marches pour
déchirer l'enveloppe. Elle lut. Elle relut. Elle posa la
feuille et termina sa cigarette. Elle lut à nouveau. Elle se
leva, écrasa la cigarette, mit la tasse dans l'évier et
empoigna son téléphone portable :
« Allô
P? Tu veux bien venir boire un café? J'ai des soucis. »
« Quels
soucis? »
« J'ai
reçu une lettre de Pôle Emploi »
« J'arrive
tout de suite »
Un
peu affligée, B s'effondra dans son canapé pour se
couper les ongles de pieds. Au 4éme orteil du pied droit, son
téléphone portable sonna :
« Allo
B? Il vaudrait mieux que tu viennes, parce que c'est ma voiture j'ai
laissé l'autoradio, tu peux venir avec des pinces, tu as des
pinces? N'oublie pas la lettre »
« Des
pinces? »
« Ben
oui tu sais pour redémarrer...
Pendant
que B cherchait dans l'antre où étaient « rangés »
ses habits, cherchant quoi enfiler par dessus sa culotte, son
téléphone portable sonna.
Allo
B? Est-ce que tu peux prendre l'épilateur s'il te plait, je
n'ai plus de cire et ma gauche n'est pas faite? » B enfila
sa deuxième chaussette, prit l'épilateur, les pinces,
et sa voiture.
B
a foncé chez P qui l'attendait avec du thé. Elles ont
bu ce thé, c'était le mélange des moines de la
montagne, P l'avait acheté la veille. Et elle expliqua à
B que justement dans ce magasin il y avait un ouvrage ancien sur les
dieux celtes et décrivit dans les détails les étagères
de l'échoppe. Et B se souvint de la légende qu'elle
venait de trouver et elle la raconta. Elles s'extasièrent
ensuite sur les personnages, l'intrigue, la symbolique. Puis P fit
découvrir à B le morceau de The Hives qu'elle avait
écouté en boucle le matin et repassa l'intro 5 fois à
cause du petit riff de guitare aux consonances asiatiques se
dirent-elles. Elles se mirent à fouiller dans les disques de
P....
Plus
tard, bien plus tard, P raccompagna B à sa voiture et elles se
souvinrent qu'il fallait redémarrer celle de P.
Puis
:
« hhann ,
la lettre »
« bon
ben on a plus l'temps »
De
toutes façons, B avait oublié la lettre.
Elles
prirent rendez-vous pour le lendemain.
Le
lendemain matin P gara sa voiture à 9h pile et elle lurent la
lettre, en buvant du café.
Le
langage leur parut assez mystérieux. Elles cherchèrent
quelques mots dans le dictionnaire et discutèrent des
possibilités. Elles s'accordèrent sur une traduction :
il s'avéra que B était convoquée ce jour même.
Le
rendez-vous étant fixé, sans concertation entre
l'administration et l'administrée, à 10h15, il fallait
se dépêcher.
Elles
se resservirent un café pour le boire en route.
B
eut tout juste le temps de se brosser les dents, enfiler ses
lentilles et un pantalon sans trou puis fouilla les alentours à
la recherche de son sac-à-main pendant que P s’occupait de
la musique. Pour un rendez-vous matinal à la sous-préfecture
d’à côté: Yello et Tuxedomoon. Elles sautèrent
dans la voiture de P.
Le
moteur ronflant, le pot d’échapement pétant, elles
foncèrent sur les petites routes de campagne pour rejoindre la
sous-préfecture. P se gara en panse de vache sur la place de
la bibliothèque et du Pôle Emploi. Elles entrèrent
dans le sanctuaire.
“Vas-y,
c’est là que tu dois t’adresser à mon avis”.
Effectivement, il y avait là un panneau sur lequel de joyeuses
lettres pansues rouges et jaunes indiquaient un riant “accueil”.
P s’avança décidée, suivie de B méfiante.
Sous le panneau, un comptoir où étaient disposés
rigoureusement des fascicules attrayants:
“Votre
déclaration mensuelle”
“Vos
heures supplémentaires”
“Votre
contrat en dix lignes claires”
“Nous
vous accompagnons dans votre retour à l’emploi”
“Engagez-vous
dans la gendarmerie”,
“Oh!
J’ai reçu le même!” s’écria P joyeusement.
Un
ordinateur, un siège rouge à roulettes. Vide.
“Il
faut attendre” dit B en attaquant son ongle de l’index gauche.
Elles visitèrent un peu, puis revinrent. Une femme tout en
sourire scotché se tenait au-dessus du comptoir. La lettre à
la main, B s’y dirigea d’un pas lent : il est toujours difficile
de s’adresser à quelqu’un qu’on ne connaît pas
surtout quand on ne sait pas trop quoi lui dire.
“Bonjour.
Et bien j’ai rendez-vous à 10 heures 15”
“Il
faut prendre un ticket” l’interrompit la souriante.
“Un
ticket? Heu, comment ça un ticket?”
“Un
ticket à la borne que vous voyez derrière vous”.
Coupée dans son élan, B balbutia: “Un ticket heu
comme à la boucherie?”
“ C’est
pour comptabiliser et pour pas que les gens fassent n’importe quoi”
“Mais
heu, je suis toute seule”
“Il
faut prendre un ticket”.
Un
tout petit peu excédée, B se dirigea vers la borne. P
l’avait précédée et lui tendait une bande de
numéros, de 47 à 54. Le 47 s’affichant, B s’avança.
“Bonjour.
Et bien j’ai rendez-vous à 10 heures 15, je les mets où
les tickets?”
“Vous
me les donnez. Vous aviez rendez-vous à 10 heures 15, il est
10 heures 24” dit sèchement la souriante.
“Et
bien, c’est-à-dire que je n’habite pas à côté...”
“Monsieur
Zouriste va vous recevoir, allez patienter dans la salle d’attente”
l’interrompit pour la seconde fois sourire scotché.
B
et P allèrent donc patienter dans la salle d’attente.
Elles
étudièrent le fascicule de la gendarmerie, les fausses
plantes vertes, les paravents en plastique, la peinture grise, la
taille des ongles de B qui ne les mangeait plus, les cheveux blancs
de P. A 10 heures 54, un monsieur tout en sourire annonça:
“Mademoiselle B” et fut un peu troublé lorsque les deux
femmes lui passèrent devant pour entrer dans le bureau qu’il
désignait de sa main tendue.
Pensant
que son amie était entre de bonnes mains, P abandonna B à
la compétence rigoureuse mais cependant débonnaire de
Monsieur Zouriste, et sortit du sac-à-main de B “Demande à
la poussière”. Quand même et malgré la qualité
de l’ouvrage, elle ne pouvait s’empêcher de jeter des
regards plein d'empathie dans la direction de B et de Monsieur
Zouriste. B avait terminé les ongles de sa main gauche et
attaquait la droite. On voyait qu’elle suait pendant que Monsieur
Zouriste expliquait patiemment quelque chose qu’apparemment B
peinait à suivre. P décida soudain d’abandonner
“Demande à la poussière” car la nervosité de
B gagnant l’aimable fonctionnaire, la voix de Monsieur Zouriste
commençait à monter en pics d’agacement qu’il
tentait de maîtriser devant l'évidente difficulté
de B ; qu’on ne pouvait en aucun cas attribuer à de la
mauvaise volonté. D’ailleurs, Monsieur Zouriste adressait de
temps en temps des coups d’oeil que P interpréta finalement
comme un appel au secours. Pendant que B étalait sur le bureau
une série de relevés de banque, un disque des
Undertones, un gant dépareillé, un livre de contes
japonais, des pièces russes, un sécateur qui lui
arracha un “Oh!” de joie teinté de surprise, une serviette
hygiénique accompagnée de quelques préservatifs,
un verre de lunettes de soleil qu’elle inspecta avec attention
comme si elle se demandait d’où il pouvait être tombé,
des Ricolas au citron, bref, le contenu de son sac-à-main
qu’on ne va pas détailler ici, ce serait trop long.
P
finit par demander gentiment à Monsieur Zouriste comment B
pourrait bien fournir une attestation de demandeuse d’emploi étant
donné qu’apparemment selon la lettre, l’objet de sa
convocation était sa radiation. Monsieur Zouriste eut l’air
ennuyé puis il se ressaisit et composa un numéro de
téléphone. Au même moment une sonnerie se fit
entendre dans le bureau d'à côté et les deux
fonctionnaires échangèrent quelques répliques.
Puis Mr Zouriste proposa à B de passer dans le bureau de son
collègue en lui tendant aimablement le sécateur.
Monsieur
Ravize, lui aussi, attendait en souriant et fut un peu troublé
lorsqu’il vit entrer les deux femmes. P se replongea quelques
instants dans “Demande à la poussière” mais
lorsqu’elle s’avisa que B tapotait nerveusement le bureau à
en faire trembler les pots de stylos, elle ferma le livre et écouta
attentivement.
“Mais
oui Mademoiselle, vous avez été radiée en tant
que demandeur d’emploi il y a un an. C’est écrit dans
votre dossier” dit-il en se concentrant sur l’écran de son
ordinateur. “Oui. Mais pourquoi?” dit B entre ses dents. La
cigarette étant interdite dans les lieux publics, P lui tendit
un chewing-gum.
“Ah
mais ça Mademoiselle, je ne sais pas. C’est à vous de
nous le dire”
“Et
bien justement, je ne le sais pas et j’aimerais aussi savoir
pourquoi je n’ai pas été prévenue”
“Ah
mais ça Mademoiselle, c’est impossible. Vous avez forcément
été prévenue. »
“Non”
“Vous
n’avez peut-être pas fait attention”
“J’ai
fait attention”
“Allons
Mademoiselle, ne le prenez pas comme ça, il vous suffit de
vous réinscrire”
“Et
bien allons-y”.
“Non,
non. Il faut téléphoner”
“Pardon?”
“Les
inscriptions se font par téléphone, c’est comme ça”.
P
tendit un deuxième chewing-gum à B. Rouge et les larmes
aux yeux, B attrapa le téléphone sur le bureau de
Monsieur Ravize qui souriait encore un peu.
“Faîtes-moi
le numéro”.
Un
peu tendu, Monsieur Ravize effectua l’opération. Le combiné
collé à l’oreille, B patienta, tous patientèrent
et B déclara finalement: “Bordel”
“Oui?”
interrogea Monsieur Ravize
“C’est
tout occupé, faut rapeller demain”.
Monsieur
Ravize essaya un dernier sourire et, finaud, déclara: “Et
bien nous allons tenter de le faire par le biais de l’informatique”.
B,
de plus en plus décomposée, pratiquement soutenue par
P, suivit Monsieur Ravize dans le hall d’entrée.
Mr
Ravize se pencha sur l'un des nombreux ordinateurs de bord du centre
Pôle Emploi. La souriante de l'accueil s'approcha à
petits pas “Bon alors, cliquons là dessus” dit Mr Ravize
d'un ton enjoué. B continuait à observer son verre de
lunettes de soleil et demandait à P si ça ne pouvait
pas être à elle, lorsque soudain la souriante s'écria
: “Ah mais non. Elle n'a pas le droit”
B
laissa tomber le verre de lunettes que P s'empressa de chercher à
quatre pattes derrière les plantes en plastique.
“Non,
non, non, elle n'a pas le droit de se réinscrire”
“Ah
bon? Vous êtes sûre?” bredouilla Mr Ravize “Mais il
me semblait pourtant, que les personnes sous contrat aidé...”
“Non
non non, elle n'a pas le droit” criait toujours la souriante qui ne
souriait plus.
“ça
ne sert à rien d'anticiper, mademoiselle”
“ça
ne sert à rien d'anticiper” répéta
machinalement B qui se baissa, poussa un grand coup le pot de plantes
vertes en plastique derrière lequel était coincé
le verre de lunettes de soleil que P cherchait désespérément
à atteindre.
“Et
bien n'anticipons pas. Je ne suis plus demandeuse, d'emploi. Tu viens
P, on se tire, il faut que je fume des cigarettes”
La
plante verte vacilla et tomba.
Etant
donné que l'administration ne pouvait plus rien pour la pauvre
B, que la bibliothèque était fermée et que P et
B avaient quand même fait 27 km pour apprendre que tout cela,
depuis la lecture de la lettre, et jusqu'à cette ultime
constatation, avait été inutile, P et B tinrent conseil
dans la voiture en écoutant Tuxedomoon à fond. La
voiture s'emplit de fumée et on en était à la
plage 12 lorsqu'elles claquèrent les portes d'un air décidé
et se dirigèrent vers “Le dragon d'or”. Elles avaient
résolu de manger des rouleaux de printemps en attendant la
réouverture de la bibliothèque.