jeudi 26 juin 2014

Chapitre XII
Où l'on voit B et P à fleur de peau



C'était au temps de leur glorieuse cohabitation parisienne dans un immeuble tranquille au 75 ter rue des Lilas. Un été, par les fenêtres ouvertes, le passant tendant l'oreille pouvait parfois entendre une petite chanson enfantine : « Moi j'm'en fous, j'ai du poil aux pattes, quand j'm'ennuie, j'me fais des p'tites nattes. »

Il est bien entendu que jamais B et P n'auraient arboré des tresses sur leurs mollets. Mais y avaient-elles déjà songé ?

Un soir de déprime, elles en avaient conclu que, oui, les poils occupaient une place importante dans leurs vies. Au début de la soirée, au moment où elles s'abreuvaient abondamment de thé, elles évoquèrent simplement le fait qu'il n'était pas simple d'être femme et velue. À la fin de la soirée, au moment où elles avaient sorti leur collection de petits verres qu'elles remplissaient de gnôle, elles braillaient dans le couloir qu'elles n'allaient tout de même pas s'épiler au lance-flamme sous prétexte de se plier à une mode qui finirait de toutes façons par être dépassée.

« Tu vas voir, dans dix ans, être poilue ça sera top classe.
- Ouais. Il me semble d'ailleurs qu'on a pris de l'avance. »
Une saison plus tard, B poireautait devant la piscine face à l'enseigne de pharmacie qui lui rappelait de son gai vert clignotant qu'il faisait huit degrés et que P était de plus en plus en retard. Son téléphone n'arrêtait pas de biper mais elle ne se sentait pas tenue de lire les abondantes excuses de son amie. D'ailleurs, elle avait anticipé. Avant de monter dans le métro, elle avait envoyé : « Je sais que tu seras en retard. Ne perds pas ton temps à t'excuser. Grouille-toi. » Puis : «  Ça caille. Merci. » Cependant, son téléphone se mit à sonner de manière stressante. Elle l'ignora. Cela faisait bien maintenant vingt-et-une minutes, lui rappela joyeusement l'enseigne pharmaceutique. Elle se dit qu'elle n'avait finalement rien de beaucoup mieux à faire. Le téléphone insista. Battue, elle décrocha:
« Ouiiii ?
- B, s'il-te-plaît… je comprends que tu m'en veuilles, mais là je te jure …
- T'es où ?
- T'as pas eu mes messages ?
- Non.
- Heu, chez nous ...
- Ah ? Tiens donc.
  • mais viens vite, il se passe un truc affreux. »
Il y avait des larmes dans la voix de P. Paniquée, B démarra en trombe et remonta le boulevard à une telle vitesse que son sac lui cinglait les jambes et son écharpe lui bouchait la vue. Elle avait provoqué plusieurs carambolages piétonniers mais c'est heureusement encore en vie qu'elle appuya plusieurs fois sur la sonnette de l'interphone. P ne lui ouvrit pas. B, au comble de l'anxiété, renversa plusieurs fois son sac avant de trouver la clef. C'est totalement affolée, essoufflée, suante, culpabilisée, qu'elle lâcha sac et manteau devant la porte à peine claquée.

The Hives braillaient dans l'appartement. Ça sentait le brûlé. Aucune trace de P. Ah si, quelque chose qui avait dû être liquide débordait de la gazinière et un filet rouge brun menait jusqu'à la salle d'eau. B se cogna contre la porte verrouillée.

« T'es là d'dans ? Ouvre-moi ! Qu'est-ce qu'il se passe ?
- Je peux pas ouvrir.
- Si.
- Non.
- Si.
- Non.
- Mais pourquoi enfin ? Pourquoi ? »
Pas du tout rassurée, B se mit à frapper violemment et en rythme :
« Boum boum boum - Ouvre! - Boum boum boum - Ouvre! - Boum boum boum
- Chuuut !
- Alors ouvre!
- Non.
- Si.
- Non.
- Boum boum boum
- Attends ! Ecoute, je vais t'ouvrir mais tu vas fermer les yeux.
- Mais Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Hurla B, horrifiée."


P gisait sur le sol, enroulée dans une serviette de bain bleu pastel, le téléphone portable à la main. Reliée à elle, des fils caramélisés formaient comme une étoile. Des bandes de tissus, une casserole remplie d'une pâte épaisse et brune - une tartine de camembert aussi, nota mentalement B - étaient éparpillés sur le carrelage. Au mur, des traces de mains brunâtres. Une cuillère en bois cassée, puis une en plastique fondue - une louche aussi, nota mentalement B - envahissaient le fond de la baignoire. Avec précaution, B s'approcha. Elle voulut retirer une pile de livres du tabouret pour s'y asseoir afin d'aider son amie à se relever ; le premier de la pile lui resta collé à la main.
« Mais enfin, qu'est-ce que t'as fait ? gronda B.
- À ton avis ? hoqueta P.
- Montre.
- Non.
- Si.
- Non.
- Si.
- Enfin andouille, tu vas pas rester comme ça ?
- Si.
- Montre.
- D'accord, mais ferme les yeux.
- D'accord. »
P souleva 1 centimètre carré de la serviette bleu pastel à hauteur de sa cuisse. B entrevit un bout de bande de tissu entouré d'une boursouflure. Puis P, prenant son courage à deux mains, ôta la serviette. Deux bandes sur la cuisse gauche et trois sur le mollet droit - ainsi qu'une sur la plante du pied, nota mentalement B.
« Je peux pas les retirer, couina lamentablement P.
-Ben va falloir.
- Noooon, recouina lamentablement P.
- Comment as-tu pu te foutre dans une situation pareille ?
- Mais j'ai fait un test.
- Où ça ?
- Sur le pied.
- Ah oui ? Concluant ?
- Non.
- Pourquoi t'as continué ?
- Ben je me suis dit que la plante du pied c'était de toutes façons sensible.
-Bon. »

Du dialogue qui suivit émergea d'abord le fait que P avait voulu expérimenter diverses méthodes et diverses substances. L'une d'entre elles collait sans se figer mais n'arrachait rien tandis que l'autre se solidifiait rapidement et restait collée par endroits. Le point commun de ces deux expériences était : « ça brûûûûle ».
Effectivement, les parties pileuses du corps de P étaient rouges ou enduites de cire solide ou liquide, ou les deux. La serviette était collée à sa cuisse. Il y eut un temps de réflexion pendant lequel P hurlait des gros mots en tirant sur quelque chose vers son entrejambe, alors que B cherchait à dégager la baignoire.
Du dialogue qui suivit émergea le fait qu'il fallait absolument : réussir à nettoyer P, et lui fournir un secours médical. B eut l'idée de verser de l'huile sur les parties collées de son amie pour faire glisser la cire figée. C'est comme ça que P se trouva dans la baignoire, se tortillant pour que le bout de la serviette qui n'était pas collé recouvre un peu de sa nudité pendant que B l'aspergeait d'huile d'olive.
Une bouteille de D'Addatto plus tard, B se releva. Elle sortit de la salle de bain. Elle revint avec une tabatière en cuir.

« Mords ça.
- Ça va pas non ?
-Mords ça. Tu vas pas rester comme ça hein ?
- Si. T'iras faire les courses, tu m'apporteras des livres, je vais rester dans la salle d'eau toute ma vie.
- Mords ça.
- Non, j'veux pas. »
B sortit à nouveau de la salle de bain. Elle revint avec la bouteille de gnôle.
« Bois ça.
- Pffff.
- Mords ça.
-Pffff. »

P but et mordit. B inspira puis elle s'attaqua à une des bandes du mollet. Elle expira tandis qu'un hurlement de fauve retentit dans l'immeuble du 75 ter rue des Lilas.
« J'peux pas l'enlever, soupira B.
- M'en fous, j'veux pas que tu l'enlèves.
- On va aller aux urgences.
- Quoi ?
- Lève-toi.
- Jamais. J'ai ma dignité.
- Écoute, et B baissa la voix et se mit à parler lentement comme lorsqu'on s'adresse à un enfant qui refuse qu'on observe son nez dans lequel il vient d'enfoncer une perle en plastique, tu sais ce qui passe au cinéma ce soir ?
- Non ?
- Les Onze Fiorretti de François d'Assise.
- Ah bon ?
- J'ai des places gratuites.
- Ah oui ?
- Tu veux y aller ?
P ne répondit pas.
- Tu veux y aller oui ou merde ? »
Un deuxième hurlement déchira l'atmosphère paisible de l'immeuble du 75 ter rue des Lilas.
- Me crie pas dessus.
- Je ne te crie pas dessus, hurla B, il est simplement hors de question que tu restes dans cette foutue salle de bains. On va aux urgences.
- J'veux pas. Tu vois comment t'es, plus tard tu m'abandonneras dans un hospice.
- Si tu continues à m'emmerder comme ça, y a des chances, répondit B en portant la bouteille de gnôle à sa bouche. »
La mort dans l'âme, P se redressa. Et titubant et boitant s'en alla chercher de quoi se vêtir tandis que B saisissait son téléphone.

Le taxi qui s'arrêta devant le 75 ter rue des Lilas n'osa poser aucune question, écartelé entre rire et pitié. B soutenait P qui émettait un râle rageur à chaque mouvement, se déplaçant le corps raidi, un peu comme une sorte de canard transi. Elle portait plusieurs tee-shirts troués les uns sur les autres et une jupe à volants. Afin de conserver un peu de ce qu'elle appelait sa dignité elle avait recouvert le tout d'un Perfecto rouge. Et portait une paire de lunettes noires, nota mentalement B.

« Petit accident de la vie domestique, j'vais la larguer à l'hospice », grommela B à l'attention de la voisine du dessus postée sur le trottoir, qui regardait avec des yeux ronds le bout de serviette bleu pastel dépassant des vêtements de P, cependant qu'elles s'engouffraient tant bien que mal dans le véhicule. 

vendredi 18 avril 2014

S'ensuivit une période d'intense occupation. Elles menaient de front la construction et l'aménagement d'un musée, le collectage et nettoyage d'antiquités et les recherches qui allaient avec. Il n'y avait plus de place dans leur vie pour quoi que ce fut d'autre. Elles dormaient le strict minimum, trouvaient à peine le temps de s'enfiler quelques thé-gnôle avant de s'y remettre. C'est dans le poulailler qu'elles le buvaient maintenant, c'est donc dans le poulailler qu'elles décidèrent que le plus gros étant fait ce serait intéressant d'avoir dorénavant quelques visites. Contre les murs à l'extérieur, comme un préambule à l'extraordinaire visite qui allait suivre, elles avaient appuyé des rouleaux de grillage rouillé trouvés dans les fourrés aux alentours des prés à vaches. « Quand on pense que certains ont au moins cinquante ans ! » Au-dessus de la porte, elles avaient accroché un panneau de bois sur lequel elles avaient cloué des petites cuillères en argent qui formaient en toute modestie les mots : Musée des antiquités rurales et de l'archéologie sauvage. Et puis à l'intérieur, le visiteur médusé pourrait poser ses regards hagards sur un capharnaüm dantesque, ponctué de quelques seaux en plastique pour l'eau des fuites. Elles auraient aussi bien pu appeler leur musée « Épicerie du bordel, chez nous on trouve de tout » : cocottes-minutes cabossées ( « Faut le faire quand même, c'est pourtant solide » ), souche d'arbre en forme de tête d'ogre, boîtes de sardines rouillées percées ( « Tu vois comme c'est joli quand la ferraille devient dentelle » ), Playmobil unijambiste ( « C'est terrible parce que l'originalité du Playmobil c'est que justement ses jambes se meuvent par deux » ), une collection impressionnante, 148, de canettes en métal ( « C'est plus fascinant en quantité » ), des filets de pommes de terre de toutes les couleurs posés sur des cintres.
Elles envisagèrent de faire des tracts et des affiches pour les essaimer dans les bleds alentour. Malheureusement le poulailler était trop exigu pour accueillir une foule. Il vaudrait d'ailleurs mieux dans un premier temps que les visites soient guidées car rien n'était sous verre. Face à l'idée d'être débordées par la fréquentation et d'avoir la sensation d'habiter au Louvre, elles décidèrent de commencer plutôt par quelque chose de convivial. Elles songèrent alors à organiser un apéro avec leurs amis et les voisins. Ce serait l'occasion de leur faire goûter le thé-gnôle et d'avoir des discussions enrichissantes. On commença une liste.
« Et les enfants ?
- Ah non, sans les enfants.
- Mais c'est intéressant aussi, et même surtout pour eux.
- Tu as raison.
- Et si on leur imaginait une sorte de visite guidée, un peu ludique...
- Bravo, en costume...
- Excellent. Fais nous chauffer l'eau, je vais chercher le coffre de ma grand-mère.
- Oui, celui avec toutes les dentelles! »

La conception de la visite guidée les préoccupa quelques jours. Elles avaient évidemment commencé par disposer cahiers et stylos autour d'une boisson chaude. Puis, plus sérieusement on se pencha sur un plan du poulailler, organisant un circuit entre les seaux, les tables surchargées d'objets périclitants. Très vite, elles se sentirent limitées par leurs outils et préférèrent improviser tour à tour pendant que l'autre prenait des notes. Il y eut des fous-rires, des « Attends j'en étais où ? » et plusieurs moments d'agacement.

« Bon on n'est pas au point, et là on n'y voit plus clair du tout, on devrait choisir les costumes.
- Tu as raison, on ne peut plus avancer sans costume, on n'est pas assez dedans. »
Elles passèrent un après-midi entier dans la malle à dentelles avant de s'enfermer quelques heures dans la grange pour apporter des améliorations personnelles aux fripes puis de prendre rendez-vous pour une répétition générale le lendemain matin qui serait aussi la veille de l’événement.
Lorsqu'elles s'aperçurent, à 16 heures, que la visite complète durait exactement 5 heures 12, elles se découragèrent.
« Faut couper.
- Tu as raison, mais tout se tient.
- Tu as raison …
- Je ne le sens pas.
- Quoi ? Porter le casque de pompier et la nuisette noire ?
- J'ai un doute.
- Mais on avait dit que le contraste était riche en divagations poétiques et historiques, enchaîna P des soubresauts de panique dans la voix.
- Oui, mais 5 heures 12...
À 18 heures, on décida après tout de laisser les spectateurs libres de tirer leurs propres conclusions. Ce qu'on leur expliquerait juste à l'entrée avant qu'ils ne pénètrent dans le musée.
« Mais oui ! Il faut laisser le visiteur tout à sa contemplation et à sa rêverie.
- Ah oui, je sais que moi devant le paquet de farine, tu sais le beau là, avec les petites bêtes dedans, celui qu'on a trouvé dans le grenier du père Durupt, eh bien je peux rester des heures.
- Voilà, et puis nos étiquettes sont suffisamment explicatives. »
Pour se rassurer, P en saisit au hasard :
« Fragment de clef de 12 abandonnée sauvagement dans le champ de la Pointe aux bœufs probablement à la suite d'une bagarre entre un marin ivre et un agriculteur à bout d'arguments. »
« Par contre, gardons les costumes.
- Tu as raison, on sera plus dedans. »

Le jour J, les amis et voisins furent accueillis par une soubrette en pantalon de dentelles bouffant et caraco et un savant fou en robe de chambre, une paire de jumelles fixée au fil de fer rouillé sur son haut-de-forme défoncé, qui proposèrent aux enfants de faire un tour dans le jardin avec le détecteur de métaux, comme ça ils pourraient additionner leurs trouvailles au musée durant la visite explicative. Le père Durupt choisit de rentrer illico - c'était soir de match - et fut raccompagné par la soubrette désolée qui tentait de lui exposer sa théorie sur les capsules de Valstar.
Dans la cour gravillonnée, elles avaient installé une table d'école défoncée récupérée chez un fermier du village d'à côté. Elles y avaient disposé un carnet à souche, une boîte de biscuit LU en guise de caisse et des tasses ébréchées.
« C'est quand même plus joli que des verres en plastique.
- Tout est dans le détail. »
Timidement, quelques voisins arrivèrent puis les amis. B et P souriaient tout ce qu'elles pouvaient et tout de même impressionnées par le nombre de personnes qui circulaient à présent dans le poulailler.
« Tu es vraiment sûre que les fientes séchées le long des murs ne vont pas rebuter les plus sensibles ?
- On est à la campagne non ? Et puis c'est du rural.
- De quoi ?
- Je dis : la fiente c'est du rural » répéta B un peu fort au moment même où un visiteur décontenancé s'approchait pour prendre une tasse.
Au bout d'une heure d'allées et venues, B et P se trouvaient au centre d'un petit groupe, les tasses à la main.
« C'est un peu … Comment dirais-je ? commença une petite dame.
- Oui, je vois ce que vous voulez dire, enchaîna un voisin.
- Dites donc, c'est un peu le bordel, lança sans finesse un ami de longue date. B et P réagirent au quart de tour :
- Absolument pas, si tu regardes bien tout est classé je te ferais dire.
- Oui, mais décréter que le pot de yaourt Mamie Nova là est une antiquité, je trouve ça gonflé.
- Tu sais quel âge il a ce pot de yaourt ? vitupéra P.
- Trente ans, renchérit B, et au bas mot !
- En tous cas, il est moisi.
- Ça prouve qu'il a vécu, ricana le patron du café du bled.
- Toi aussi. » lui répondit un quidam à qui le thé-gnôle semblait convenir.
La discussion s'envenima entre le patron et le quidam. On faillit en venir aux mains. P et B déplorant que la conversation ne prenne pas la tournure enrichissante qu'elles avaient ardemment souhaité tentèrent de réorienter les réflexions :
« Bref, ce que vous voyez ici, vous ne le trouverez nulle part ailleurs.
- On s'en doute », rétorqua l'ami de longue date visiblement éméché.
Pour calmer les esprits, B resservit une tournée.
« C'est un peu hors normes, dit timidement une femme du coin.
- C'est justement le hors norme qui nous intéresse, lui sourit B.
- Sans blague, postillonna l'ami de longue date.
- Moi ça me plaît bien, lança une mère de famille en prenant la thermos des mains de B pour se resservir sous l'oeil inquiet de son mari.
- Ça change de toutes ces conneries grandioses qui nous écrasent dans les musées. »
B et P sourirent modestement.
« Enfin, c'est quand même un sacré bordel » lâcha un voisin les joues empourprées.
B et P sursautèrent puis se calmèrent en remplissant de nouveau les tasses ébréchées.
« C'est pas plus le bordel que dans ta grange mon fumier. » lança la mère de famille sous l'œil de son mari qui triturait le col de sa chemise.
Un petit garçon, le pantalon couvert de toiles d'araignée s'approcha d'elle :
« Quand est-ce qu'on va manger ?
- Maman est fatiguée mon chéri.
- J'ai faim.
- Bon, faut foutre la paix à Maman, puis, s'adressant à son mari, rends-toi utile, occupe-toi des gamins pour une fois. »
Ce fut B et P que le mari regarda avec férocité.
L'ami de longue date, qui s'était absenté une dizaine de minutes, revint s'essuyant la bouche sur sa manche et titubant.
« Dîtes... mais c'est quoi que vous nous faites boire ? C'est pas possible.
- Un excellent mélange, le thé des poètes si tu veux savoir s'exclama P que l'ami de longue date commençait à gonfler.
- Nan mais ce que vous rajoutez dedans.
- La gnôle de ma grand-mère, répondit B.
- Je n'arrive pas à discerner si c'est de la prune ou de la poire, dit un voisin.
- Ça fait combien de temps que vous tournez à ça ? reprit l'ami de longue date au moment même où la mère de famille braillait à son mari :« Mais je peux parfaitement marcher toute seule! »
- Grosso modo deux mois non ? dit B en se tournant vers P.
-Faut arrêter ça tout de suite, vous allez devenir folles, vous allez rendre cinglé tout le monde avec votre mixture » dit-il avant de s'écrouler sur la table d'école.
Deux voisins charitables le saisirent et marchant de travers l'emmenèrent dans leur grange.
« C'était très instructif » dit l'instituteur de St-Vit en se cognant dans la barrière.
B et P se retrouvèrent seules dans la cour gravillonnée.
« Tu crois vraiment que le thé-gnôle altère notre raisonnement, dit B en dénouant son bonnet de soubrette.
- Absolument pas, bien au contraire, je sens que cela le stimule, répondit P en redressant son chapeau haut-de-forme.
- Tu as raison. De toutes façons ce type est totalement cramé, dit B faisant référence à l'ami de longue date.
- Totalement. Tu as vu ce qu'il a dit sur notre musée ?
- Tout-à-fait. Il n'est pas fiable, il ne réfléchit pas, il se drogue si ça se trouve.
-Tu as raison, je vais l'effacer de mon répertoire.
- Ouais, moi les étroits d'esprit je les emmerde. » dit B en renouant son bonnet de soubrette.

L'ouverture du musée les avait ravies. Bien sûr il y avait quelques bémols à émettre, elles en firent le bilan affalées sur le sofa de P, continuant à faire des rambouilles de thé amélioré. Après avoir un peu fait le tour de tout ce qui aurait pu être mieux, elles eurent un long débat sur la position du chercheur passionné face au grand public puis une discussion sur la notion d'émulation qui dériva en panégyrique du partage de la passion et de la transmission. Cela dura toute la nuit et le matin les trouva ronflant en costumes sur le sofa.

Les jours passèrent, puis les semaines, le musée accueillait de rares visiteurs, de pauvres touristes visiblement perdus ou en mal de sensations fortes ou bien à qui des autochtones avaient fait une blague. Néanmoins, leurs collections avaient pris tant d'ampleur qu'elles débordaient dans la cour. Un soir que B hurlait parce qu'il n'y avait plus de colle pour fixer les étiquettes, P qui tentait d'améliorer leur breuvage tonifiant en y ajoutant des baies de goji, eut un regard inspiré. Chose que remarqua soudain B en balançant le tube vide contre la fenêtre.
« Qu'est-ce t'as ?
- Nous sommes dans une impasse.
- Eh bien, on ira acheter de la colle demain.
- On fonce droit dans le mur. »
C'est donc en buvant du thé Goj'gnol' - comme on venait de le baptiser - que P développa un peu sa soudaine envolée nihiliste. Il fut décidé d'un accord joyeux de transmettre l'héritage de leurs recherches à une future génération de chercheuses assez passionnées pour mettre les mains dans la terre. En utilisant un moyen original et adapté.
« Il y a un très beau pré à l'extérieur du bled, tu sais, belle place nette.
- Ah oui, juste à côté de la forêt.-
On va tout bourrer dans les bagnoles. »

« C'est dans la soirée de lundi dernier que monsieur X, fermier de son état, a été saisi à la vue de deux jeunes femmes armées de pelles et dissimulant sous la terre un amas d'objets disparates. Plein de bon sens, monsieur X a immédiatement alerté les gendarmes qui se sont rendus sur place moins d'une demi-heure après. Sur les lieux même de leur forfait, les deux protagonistes n'ont pas hésité à jeter les hauts cris dans un discours assez étrange sur le fait de vouloir changer l'histoire de l'archéologie contemporaine. Des associations pour la lutte de la survie de la Terre, outrées par ce comportement insensé, réagissent dans nos colonnes. »
Sur les coups de 20h30, à 20 à l'heure, Mr X prospectait la campagne en C15, en quête de bornes à déplacer. Son œil perçant ne tarda pas à repérer B et P en train de fignoler un énorme trou dans lequel elles jetaient à présent tout un tas de bordel. Ni une ni deux, il dégaina son portable et somma la maréchaussée de venir au plus vite se saisir des deux folles qu'étaient en train de pourrir son carré d'affouage. Deux heures plus tard, B et P menottées, pliées sur le capot d'une voiture bleue hurlaient tout ce qu'elles pouvaient que dans deux siècles on serait bien content d'avoir un aperçu complet des trouvailles des archéologues de notre époque, que ce serait aussi bien que des portails du dix-huitième, qu'on résoudrait tout au carbone 14, qu'il suffisait de nettoyer les antiquités au bicarbonate de soude, et qu'elles allaient ouvrir fissa un salon de thé puisque c'était comme ça. 



jeudi 16 janvier 2014


Chapitre XII

Où l'on voit B et P boire l'élixir de jouvence (jusqu'à la lie)
première partie


Accroupie sur son balcon, frottant vigoureusement une sorte de rond terreux à l'aide d'une brosse à dents, B braillait :
« Je ne distingue pas grand-chose actuellement. »
Du téléphone portable posé à côté d'elle, émanait une voix métallique et pleine de distorsions :
« C'était où ?
- À l'emplacement d'une villa romaine, répondit B.
- L'emplacement supposé tu veux dire, crachota le téléphone portable.
- Mais je suis formelle. Mes mesures coïncident.
- Alors frotte, c'est sûrement un sesterce. »
Plus tard, sur le même balcon, B et P s'offraient un thé-gnôle. Elles avaient découvert cette nouvelle boisson par hasard, un jour de rhume où il n'y avait rien pour faire un grog. Enchantées du résultat, elles renouvelaient l'expérience de temps à autre.
« Le tout est de ne pas en abuser.
- Voilà. Mais je pense que cette boisson nous sera utile pour nos recherches, elle réchauffe bien. »
Elles admiraient pensivement le contenu de la boîte à trésors posé sur la table. Le rond terreux avait rejoint quantité de clous, de morceaux de tégula, de vaisselle cassée, de pièces d'anciens francs.
« Dommage que ça ne soit pas un sesterce.
- Oui. En même temps, ça devient rare les capsules de Valstar.
- Tu as raison. Il ne faut pas négliger les beautés d'un passé proche mais néanmoins révolu.
- Révolu ?
- Eh oui ma chère, la maison Valstar n'existe plus. Par conséquent cette capsule rejoint la cohorte des Antiquités de l'Ombre.
- Antiquités ménagères discrètes, mais qui ne sont pas sans noblesse. Il y a bien des collectionneurs de pots de chambre.
- Dans quelques années ce genre de capsule aura une valeur considérable.
- Nous œuvrons pour l'avenir.
- Une fois de plus » ajouta modestement B en remplissant les tasses.

Le matin n'était pas encore tout-à-fait installé, les marchands non plus dans le village de Bouzy. On voyait des phares, des lampes-torches, des silhouettes qui vaquaient à toutes sortes de déchargements. Place de la mairie, on trimballait surtout des palettes de cannettes, et dans la rue principale, des cartons, des meubles, des tréteaux.
B et P ne s'étaient pas couchées pour être sûres d'être sur les lieux avant le jour. C'était le premier gros vide-greniers de la saison. B avait un besoin urgent de remplacer sa théière chinoise et P d'un miroir piqueté. En outre, les greniers paysans regorgent de trésors. Elles aimaient certes gratter la terre pour en voir émerger des trouvailles inestimables, mais dans les vide-greniers se trouvent des beautés ignorées. Et surtout quantité d'antiquités du futur.
« Par exemple : les nains de jardin, ça va disparaître un jour.
Tu as raison. »
Fébriles, elles observaient le déballage à la lampe frontale. P avait déjà marchandé une collection de porte-clefs Benco.
« On fait toute une histoire du Banania, mais le Benco, ça n'existe plus, si ?
- Faudra faire des recherches. De toutes façons, au pire, ils sont très jolis, on pourra toujours s'en servir pour nos clefs.
- Voilà, tout-à-fait. »
Un large monsieur en pull troué et son acolyte en casquette chuchotaient entre les portes d'une camionnette.
« Nan mais tu devrais pas la sortir carrément.
- Ah mais j'allais pas l'faire. Mais j'aimerais bien la refourguer puisque j'ai l'autre. Tiens la p’tite dame là, une poêle à frire qui fait de la musique, ça lui dit pas ?
B sursauta.
- Ah bon ? Mais une ancienne ?
- Ah ben l'est pas toute neuve, mais elle marche, hein.
- Je peux voir ? »demanda B.
Le soleil pointa et B vint murmurer à l'oreille de P qui observait avec circonspection le contenu d'un carton plein d'outils rouillés, pas tous entiers.
« Viens, j'ai dégoté quelque chose de remarquable qui va donner une autre dimension à notre travail. »


Vers huit heures du matin, les bras chargés de cartons, l'une portant en bandoulière un long objet entouré d'une couverture orange, l'autre coiffée d'un béret militaire, les deux amies exultaient entre deux bâillements.
« Je suis certaine que l'on va trouver des choses extraordinaires.
- Des bijoux.
- Tu as raison. Des briquets de la guerre de 14.
- Ah oui oui. Des portails en fer forgé du XVIIIe aussi.
- Tu es sûre ? Ça paraît beaucoup trop grand pour être enseveli dans la terre.
- Oh ne te hâte pas en conclusion. On parle bien de villages engloutis sous les collines.
- Ça me semble plus appartenir au domaine des contes et légendes.
- Oui mais tu sais comme moi qu'il y a toujours une base de vérité.
- Certes. Tu as le thermos ? J'ai un coup de fatigue. »

Lors d'une soirée pluvieuse, assises autour de la table de cuisine de P, les deux amies consultaient leurs cahiers de notes respectifs.
« Grotte aux fées à X.
- Donc, si tu veux mon avis, ancien lieu de culte druidique.
- Fontaine Saint-Martin à Y.
- Eh bien, ancienne source sacrée des Gaulois.
- Tu es bien sûre de toi.
- Chacun sait que Saint-Martin a renversé les idoles.
- Ça fait beaucoup de lieux de culte.
- Que veux-tu, on croyait à tout va en ce temps-là. »
Elles étalèrent les cartes, plantèrent des punaises aux endroits où elles avaient trouvé des choses.
« Je me demande quand même ce que c'est, dit P en extirpant de sous les livres et cahiers un morceau de fer rouillé et tordu.
- Alors tu sais que si on avait du carbone 14, on pourrait déterminer de quand il date.
- Du carbone 14 ? C'est quoi ?
- Je ne sais pas. Mais des tas de gens dataient des tas de trucs au carbone 14.
- Carbone, ça voudrait pas dire charbon ?
- Ben si, je crois.
- Alors ça serait une poudre spéciale de charbon.
- Comme les détectives tu veux dire, tu sais, j'ai vu ça dans un film, ils mettent de la poudre sur une poignée de porte et ils relèvent les empreintes.
- Ingénieux. Mais pourquoi 14 ?
- Peut-être l'a-t'on découverte en 1914.
- Tu ne crois pas que les gens avaient autre chose à faire à cette époque-là ?
- Je ne sais pas. Il va encore falloir faire des recherches.
- Cela semble être notre lot, soupira B.
- Je le crains. »
Elles burent une gorgée de thé, chacune plongée dans ses pensées. B rompit le silence :
« On a un peu l'esprit missionnaire quand même.
- Pour en revenir à notre sujet, le fait de dater un objet ne nous éclairera pas forcément sur son utilité.
- Mais c'est parfaitement vrai ce que tu dis là, articula P les yeux grands ouverts, puis - après un moment de réflexion - je crois que nous avons entrepris une aventure qui risque largement de nous dépasser. »

L'archéologie est une passion chronophage et envahissante, surtout lorsqu'on s'attache à ne négliger aucune piste. B et P s'y consacraient avec autant d'application que de joie d'en apprendre chaque jour un peu plus. Chercher des objets les passionnait. Que ce soit dans les cartons des vide-greniers, aux Emmaüs, dans les ruines alentour, dans les prés et les bosquets ou devant leur porte. Le détecteur de métaux leur était devenu comme un gant ou un bonnet en hiver. Sauver des objets de l'oubli et de la destruction les fascinait, les nettoyer pour qu'ils retrouvent une apparence de dignité les enthousiasmait. Elles s'aperçurent un jour qu'elles étaient en train de se laisser envahir. P tenait à ce qu'à chaque article corresponde une petite étiquette. On y inscrivait la date et le lieu de la trouvaille, et le plus de détails possible sur son existence passée. Elles avaient aussi des classeurs où elles reportaient sur des feuilles A4 les informations importantes qui ne tenaient pas sur les étiquettes. Quand leurs deux cuisines, leurs deux entrées, leurs deux voitures furent tout-à-fait remplies, elles eurent l'idée d’en faire comme un musée.
« Comme ça on est sûres de ne pas travailler pour rien.
- Chez toi ou chez moi ?
- Écoute on pourrait tout rassembler dans l'ancien poulailler au fond de ma cour, non ?
- Oui, ça sera plus pratique pour la contemplation.
- Ainsi d'autres gens pourront venir voir et pourquoi pas se documenter.
- Voilà ! Les gens ignorent tout de ce qui les entoure.
- Ça y est, je crois qu'on va combler un grand vide culturel.
- Il faut que ça reste quand même, comment dirais-je, chez nous quoi.
- Oui, j'imagine que ce serait de toutes façons la croix et la bannière si on demandait des subventions.
- Oh oui, des tonnes de paperasserie évidemment.
- On va se débrouiller, comme des grandes. Ça va être splendide. »
Les soirées de la semaine suivante furent consacrées à d'incessants voyages de B chez P. Elles stockèrent d'abord les cartons dans la grange puis entreprirent de vider l'ancien poulailler qui pour le coup devenait aussi ancienne cabane de jardin. En effet, conscientes d'avoir un peu fait le tour des recherches concernant le jardinage et d'avoir mené à peu près à bien la quête de leur Eden potager, elles avaient abandonné le lopin de terre et ainsi donc les outils qui leur avaient servi à le façonner. Elles étaient fières cependant de réinvestir cette dépendance pour ce nouveau projet. Le toit présentait bien plusieurs trous mais « avec quelques seaux on évitera l'inondation ».

Dire que cette passion pour ce qu'elles nommaient elles-mêmes « l'archéologie sauvage » avait été soudaine serait mentir. Il y avait bon nombre d'années qu'elles ramassaient chacune de son côté quantité de choses pourries et inutilisables, les conservaient, tirant des conclusions poétiques sur leur aspect déclinant. La nouveauté était simplement qu'à la poésie elles alliaient maintenant la Science et l'Histoire. Une fois de plus, elles s'y mettaient à deux.

jeudi 21 novembre 2013

samedi 28 septembre 2013

Bon, bon bon, ça devient "fourre tout" ce blog
Certes. Mais voici une chronique qui ne paraîtra pas dans le numéro deux de l'Auxois-Morvan magazine auquel il était destiné. On l'a écrit alors on préfère penser qu'il sera lu...


Les Marcheurs de l'Auxois-Morvan II
Forêt au duc

Sur la place, le parking est plein. Le soleil n'est pas venu aujourd'hui mais les parasols sont en terrasse. Sur le trottoir d'en face, des gens font la queue pour du chocolat. Une dame regarde sa fille qui étale entre la tasse de café et le verre plein de rose son coffre aux trésors : une plume grise, trois cailloux, un pissenlit fané, une petite coquille d’œuf brisée, un escargot vivant. « Tiens Maman ». « Maman » recueille le pissenlit fané et le pose en équilibre sur sa tasse. On écoute des gens se parler de la grêle, de la voisine, des horaires de piscine. On ne dit rien pendant que du vent s'amène, que des voitures se garent, que des gens se baladent. Le soleil n'est pas venu mais comme il n'est pas parti loin, il y a de la lumière qui traverse le gris des nuages.
On ne dit rien, on revient de La Roche aux Fées.

On suivait le chemin en discutant de tout de rien, du temps. Sur le sentier, il y avait un scarabée en armure brillante. Le jour s'effaçait, la lune était déjà là, pas bien sûre d'elle mais accrochée aux cimes des sapins là-bas, loin. On a regardé le scarabée et puis on a arrêté de parler. Les mains dans les poches, on a continué, chacune à son rythme jusqu'à se perdre. On s'est retrouvées devant un panneau « La Roche Aux Fées 30 mètres »
On a avancé, à travers les arbres qui grinçaient on commençait à apercevoir la pierre. Le soleil s'est caché en entier, plus de lueur derrière les nuages, c'était gris presque noir. On s'est arrêtées. Un arbre a craqué, c'était comme un souffle. On s'est tournées pour le chercher. Il a craqué, c'était comme un cri. On l'a vu. Il était juste devant nous, c'était comme s'il voulait nous parler.
« Il dit : attention à la Mère Lusine.
- Oui, j'entends ça aussi.
- C'est vrai, alors, tu crois ?
- Qu'il y a une Mère Lusine ? »
« Une Mère Lusine » a répété l'arbre craquant.
Derrière les nuages, ça s'est éclairé de nouveau, entre lune et soleil et on a vu une silhouette comme sortie de l'arbre. C'était quelqu'un et il se tenait juste devant, appuyé sur le tronc, ses cheveux mélangés sur l'écorce et les pousses de branches.
« Des fées ont habité là. Déjà au temps où les croyances saintes venaient pousser les païennes. Des fées sont venues se réfugier ici. Elles ont extirpé de la terre un palais de roche brute. Laissant croire à ceux qui ne voulaient plus les voir que c'était juste un gros rocher en forme de brioche. »
Un peu surprises, ne sachant pas vraiment à qui on avait affaire, on a quand même laissé s'emballer notre curiosité.
« Des fées ?
- Oui. Mais elles ne se montraient pas. Il y a beaucoup d'êtres ici, qui ne se montrent que dans les rêves, les contes, les promenades solitaires et les errances de rêveurs, vous ne le saviez pas ?
- Si, sans doute, on le savait presque, on n'ose pas toujours y croire. Et vous ?
- Non, moi ce n'est pas pareil. Je suis elficologue, j'étudie, j'observe, je cherche. Et parfois je trouve des âmes avec qui partager. J'ai vu quelque chose d'extraordinaire aujourd'hui, ici. Venez ! »
On l'a suivi.
« Vous voyez ceci ? »
On a regardé : c'était de longs fils de toile d'araignée tendus entre deux arbres.
« Dans les livres, ça s'appelle des fils de la Vierge non ?
- Ça s'appelait les fils des fées, nous a-t-il répondu, c'est là-dessus qu'elles font sécher leurs jupes en pétales d'orchidée sauvage et leurs corsages de mousse étoilée. Chut ! Écoutez ! »
On a tendu l'oreille. On a entendu comme des chuchotis venant de dessous les feuilles des chênes.
« Des comptines. Ce sont des comptines jetées au vent, s'est écrié ce drôle d'homme, vous n'entendez pas ? : lundi, mardi, mercredi ... »
On s'est bien concentrées. Oui, peut-être, mais ça n'était pas très clair.
«  … jeudi, vendredi, samedi … Et voilà, elles recommencent. Si vous aviez la chance qu'elles se montrent à vous, il suffirait de leur apprendre que le dernier jour de la semaine est le dimanche et, ravies, elles exauceraient votre vœu le plus cher. »
Puis le vent s'est tu et on a plus rien entendu. On s'est assises contre les pierres et on a écouté le drôle d'homme.
Il y a des gens qui étudient nos dents, d'autres nos os, notre peau, notre société, les roches, la mer. Des explorateurs pour découvrir le monde, des astronomes pour chercher les étoiles. Pour le monde des fées, qui fait partie du quotidien de ceux qui nous ont précédé, il y a les elficologues. Que mange une Mère Lusine ? Où se cache La Vouivre? De quels instruments jouent les Elfes ? Où vivent les Nains ?
L'homme qu'on a rencontré à La Roche aux Fées sait répondre à ces questions. On ne peut pas divulguer tout ce qu'il nous a montré. Allez là-bas, marchez, regardez, rêvassez ...

Il nous a raccompagnées comme un maître de maison reconduit ses invités. On a repris le sentier. Le scarabée nous attendait. Alors on est vite reparties, parce qu'il ne faut jamais déranger les Petites Gens de la nuit.





jeudi 26 septembre 2013

ET SI ... 10

Le vent s’est levé et fait frissonner le store de l’épicerie d’en face. Vous regardez par la fenêtre du café tout en sirotant un Dardjeeling noir. Le patron a eu la bonne idée de mettre La mer de Debussy. Des quarantenaires masculins en goguette trinquent au comptoir. L’un d’eux vient vers votre table et vous dit :
Tu prends une bière la miss, c’est ma tournée. ”
Vous lui répondez gentiment que vous n’en voulez pas. Ce à quoi il vous rétorque :
T’es une coincée toi, ça s’ voit sur ta gueule “, avant que de s’en retourner vers ses acolytes chavirants et hilares.
Vous regardez vos mains.
Et si ...
Et si vous vous leviez, que vous lui claquiez le reste de votre Dardjeeling dans la gueule en lui hurlant :
Gros connard, moi je t’encule avec toutes les bouteilles du bar. Tu me diras après si c’est moi qui suis coincée. “
Hein ?

Non. Ça serait mal. 
ET SI ... 9

Ça y est c'est le printemps, vous réparez votre vélo. Il est dans un sale état. Le môme des voisins vous l'a emprunté, sans votre assentiment, tout l'hiver. Il a dû rouler sur les jantes les deux derniers mois, la roue arrière est indémontable. L'homme de main des voisins (oui, ils sont riches), le même qui n'a pas jugé bon de faire un constat après avoir embouti votre ZX, bref appelons-le John, John donc se propose de le réparer pour vous. Vous le remerciez chaleureusement. John s'agaçant - elle est vraiment indémontable - vous lance un paternaliste : « Votre père ne vous a pas appris à réparer les vélos ? »
Vous regardez la jante.
Et si ...
Et si vous vous écrouliez, en larmes, par terre devant lui en geignant « Mais j'ai pas de père. J'en ai jamais eu. Ni de mère, ni de frère ni personne. Je suis orpheline. Même pas un copain, rien. Je dois me démerder toute seule, toujours, depuis que je suis née. Personne ne m'a protégée, jamais. Et c'est pour ça que je suis à la merci des salauds qui emboutissent mes voitures et détruisent mes vélos. Je n'en peux plus, je veux un papa. »
Hein ?

Non. Ce serait mal.